DERRIERE LA VITRE DU SILENCE 22

Publié le par ANTONIO MANUEL

 
Comme dans un roman de FRANCOISE SAGAN, la nuit, l’alcool, l’ivresse de la vitesse. Dans la voiture, seul, sur la bande d’asphalte éclairée de l’autoroute, la musique, forte. J’ai vingt ans. C’est un vendredi ou un samedi soir, je fonce vers la discothèque, en direction de mes semblables. Je suis heureux, impatient, plein d’espoir, je suis prêt, je l’attends, j’ai beaucoup bu, plus rien ne me fait peur. A l’abri dans l’habitacle de la voiture, je roule à vive allure, bien au-delà de la vitesse limite autorisée. La vodka bue en abondance agit comme les bâtonnets d’anxiolytique : elle me protège des aspérités du réel. La nuit commence à peine, le monde m’appartient. Je prie pour le rencontrer enfin, celui que je crois détenteur de mon bonheur. Ce trajet jusqu’à la discothèque est un moment privilégié : c’est le point d’orgue de la semaine avant son couronnement. Tout est encore possible, ma vie peut s’épanouir en une gerbe de joies ineffables. Je sais qu’il me cherche lui aussi, exalté je viens à lui. Sur le parking étroit qui longe la discothèque, je gare ma Renault 5 T.S. d’occasion, qui rendra l’âme quelque temps après. Grisé par l’alcool, les lumières, la musique, je me retrouve dans le ventre du désir, l’antre de ce monstre mythologique, à la tête de lion, au corps de chèvre et à la queue de dragon, dont la discothèque a usurpé le nom. Je m’attarde au bar juste le temps de consommer une vodka-orange. Je ne voudrais pas que les effets désinhibiteurs de l’alcool diminuent avant que la nuit n’ait vraiment commencé. Peu à peu, la boîte se remplit, tous les fauteuils sont occupés ainsi que les tables qui avaient été réservées, les danseurs se massent sur la piste, le jeu des regards peut commencer et les tentatives pour capter l’attention. Je me mêle à la foule des corps qui s’agitent frénétiquement au centre de la discothèque. Des frôlements, des frottements, des rapprochements volontaires ou des écarts subits, des yeux je scrute les visages multiples des jeunes hommes qui, comme moi, sont venus chercher le prince bleu comme disent les Espagnols. « La noche esta joven », (« La nuit est jeune »), elle ne fait que commencer. De mon séjour l’été précédent à Barcelone, me reviennent, sans doute parce que les circonstances sont similaires, des expressions ibériques. C’est ainsi que j’aimerais qu’il soit : brun, les yeux sombres, trapu, viril comme ont dû l’être mes ancêtres, comme je sens que mon cœur le désire et s’affole dans ma poitrine parce qu’il croit l’avoir reconnu entre des bras levés, des corps se trémoussant, à la faveur des éclairs brefs des stroboscopes. Une fois que nos regards se sont compris, nous tâchons de traverser la cohue pour nous rapprocher l’un de l’autre ou bien plus insidieusement, lentement, nous réduisons l’espace entre nous, qu’occupent pour le moment ces corps nombreux et tumultueux. Ensuite c’est le feu et la glace, c’est Phèdre rougissante, pâlissante, troublée et éperdue, Phèdre aveugle et muette à la vue d’Hyppolyte. C’est le poète qui meurt de soif auprès de la fontaine ; comme dans les poèmes d’amour de LOUISE LABE, dans son « sonnet des antithèses », il nous semble mourir et vivre, nous enflammer « en endurant froidure », éprouver tout à la fois un délicieux plaisir et subir le tourment de cette main dont on vient de ressentir la douceur extrême car il est là tout près de soi l’autre qu’on attendait, il a franchi la distance qui nous séparait. Je peux sentir son parfum, sentir son corps qui maintenant se presse contre le mien, toucher l’ardeur et l’émoi qui le tient là serré tout contre moi. Alors que nous étions de parfaits inconnus l’un pour l’autre, il y a quelques minutes, nos bouches se mélangent, nos langues miment l’abandon et l’offensive du désir qui nous accrochent l’un à l’autre avec la force de l’empire que l’on a plus sur soi. Il n’y a plus ni question, ni doute, plus la moindre hésitation, seulement cet embrasement du corps au contact de l’autre, le langage animal du corps, cette vérité ravalée qui se délivre enfin et célèbre la jeunesse et la beauté, dans les caresses, dans les baisers, dans le corps de l’autre retrouvé, le jumeau perdu des rêves anciens, des secrètes pensées qui nous habitent en permanence, les traits de ce visage qui hantera désormais, le temps que durera l’idylle, mes nuits et mes journées.
La question de l’identité - le « qui suis-je » angoissé et perplexe - je ne me la suis pas posée en termes clairs, à cette époque de ma vie. Bien sûr, elle affleurait dans tous mes gestes et inspiraient la plupart de mes comportements, amoureux ou non. Je crois qu’elle réveillait une véritable inquiétude à l’occasion des spectacles qu’offrait la discothèque, le samedi soir. En effet, le travestissement des acteurs, leurs imitations et leurs transformations, me rendaient vraiment anxieux. Je me souviens de la prestation d’un de ceux-là qui passaient leur vie à se prendre pour telle ou telle chanteuse à la mode, la parodiant irrespectueusement ou essayant fanatiquement de lui ressembler. Il apparaissait sur scène dans une tenue toute de paillettes et de strass, portant une longue et abondante perruque blonde, maquillé outrageusement. Il se produisait  sur une très belle chanson de GINETTE RENO intitulée « Je ne suis qu’une chanson ». Sa prestation consistait, en fait, en une interprétation mimée d’un enregistrement de la chanson pendant laquelle, en écho aux paroles qui évoquaient métaphoriquement un dévoilement, une mise à nu de l’artiste, il se dévêtait lentement et finissait par ôter sa perruque et se démaquiller, révélant l’homme qu’il était en réalité. Me rappeler sa performance, qui, je l’imagine aujourd’hui, doit constituer un lieu commun de la profession de transformiste, actualise en moi l’émotion d’autrefois, l’impression d’avoir été floué, de découvrir derrière l’illusion des gestes de l’automate le mécanisme qui en permet l’animation. Une tristesse vague, la nostalgie d’une autre vie comme quand sur l’autoroute des vacances, en découvrant fugitivement l’intimité, que je pensais heureuse, des autres enfants et de leur famille, j’enviais leur existence…Peut-être, rêvais-je d’un père moins indifférent, plus affectueux, plus présent, moins colérique, un père pareil à ceux que je ne faisais qu’apercevoir à travers les vitres des voitures et que je parais de toutes les vertus : un père idéalisé comme dans le manuel scolaire que l’on utilisait pour apprendre à lire. Quoi qu’il en soit, mon enfance était loin derrière moi à l’époque où je me laissais déborder par une émotion ridicule parce qu’un travesti pour gagner sa vie mettait en scène le drame qui la sous-tendait. C’est cela en fait qui m’émouvait : l’exhibition artistique du drame d’une existence qui aurait pu être la mienne, sa mise en abyme. Le visage montré sans le masque du maquillage dénonçait la virilité d’un être qui transgressait les lois de la nature en voulant ressembler à une femme. Mais nous-mêmes, spectateurs, n’étions-nous pas en porte-à-faux avec notre identité d’hommes ? Ne contrevenions-nous pas aux codes qui réglementaient les comportements masculins et féminins sur le plan social et privé ? D’ailleurs certains hommes dont l’hétérosexualité, apparente, était un peu trop bousculée par la présence de cette discothèque homosexuelle et surtout par l’existence des homosexuels qui la fréquentaient, se livraient de temps à autre, en groupe, au petit matin à des lynchages punitifs à caractère dissuasif sur les derniers attardés qui quittaient l’endroit.
Aubes blafardes, dans la lumière cruelle qui exposait aux regards soudain éblouis, de ceux qui avaient oublié de rentrer, les vestiges de la nuit, les cendriers pleins, les mégots écrasés sur le sol, les trous des banquettes et les divers détritus qui jonchaient la piste de danse. Les cernes, les yeux brillants de fatigue, les cheveux décoiffés, les vêtements froissés, l’odeur de tabac froid, l’haleine chargée d’alcool et de fumée, un dévoilement sans ménagement mais que l’extrême jeunesse de notre physique subissait sans difficultés. C’était plutôt sur le plan moral que la chose était moins aisée. Le dégrisement, la fatigue, la solitude parfois après une nuit vaine, confrontaient l’âme à l’âpreté de la réalité. Alors, après un retour solitaire et désenchanté par une autoroute déserte à cent-soixante kilomètres heure, je me jetais sur mon lit et glissais sous ma langue plusieurs bâtonnets de Lexomyl afin de chasser de mes pensées l’austérité du réel et de gagner plus rapidement l’oubli du sommeil.
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
F
Salut,<br /> Moi aussi j'ai connu cette ivresse de la nuit, j'y ai travaillé presque 10 ans, un monde iréél ou quand apparait le jour les angoisses nous envahissent.<br /> A l'image de se transformiste qui enlève son costume,<br /> nous aimerions fuir de ce corps qui nous fais tant souffrir.<br /> Bon courage<br /> François
Répondre
J
Bonjour,Tuparle des personnes homophobes d'hier mais aujourd'hui.Rien n'a beaucoup changé â mon grand regret,c'est pourquoi j'apprend â mes petits enfants la tolérence,en espérant qu'ils changeronts un peu ce monde.Amitié.Jeannette.
Répondre