LE ZOO 8
Nous avions garé la voiture sur l’immense parking de terre battue en contrebas. Puis nous avions marché jusqu’à l’entrée du zoo, empruntant une pente terreuse. J’avais filmé la grande pancarte qui précisait les noms et la provenance géographique des animaux du zoo. Philippe m’avait prêté son caméscope et je voulais enregistrer tout ce que je voyais. Nous avions suivi le parcours balisé entre les enclos des pensionnaires du zoo qui passait par les volières renfermant perruches, aras et perroquets. Je voyais le protagoniste de mon roman se glissant entre les cages, écoutant, observant, scrutant, devinant la présence silencieuse, le mouvement souple et fugace du puma se coulant entre les arbres en face des volatiles placides sur leurs branches. Philippe trouvait le rhinocéros fantastique. Il admirait la taille imposante de l’animal. Pour ma part, j’avais l’impression d’être face à un vestige de la préhistoire, une sorte de fossile découpé dans la roche, la sculpture inachevée d’un artiste pressé qui n’a pas eu le loisir d’affiner le dessin, de lisser les courbes, livrant une œuvre brute, l’ébauche monstrueuse d’un projet perdu.
Un peu plus loin, à l’extrémité gauche du parc, les autruches dardaient leur œil curieux en se dandinant précautionneusement sur leurs longues pattes musclées. Le corps ceint dans un tutu de plumes, leur minuscule cerveau enregistrait nos gestes avec la même précision que celui de la commère d’un village qui s’apprête à lancer la rumeur du fiel de ses inimitiés. Philippe progressait devant moi sans savoir que je le filmais. Comme si l’image pouvait intensifier le plaisir du moment, comme si le film de notre visite au zoo fixait à jamais, dans le hors temps des images mortes, l’éternité de notre amour, mon regard ému lui dérobant un bref instant de vie.
A deux enclos de là, les lions secouèrent leur paresse alanguie et chacun put voir les crocs acérés de l’animal dont les babines se retroussèrent en un rugissement féroce adressé à une femelle qu’il menaça d’une patte griffue. Après quoi, ils se laissèrent tomber sur les racines d’un arbre flanc contre flanc, lui, pensif, sphinx superbe avec sa crinière fauve, elle, inquiète, le contemplant, absorbée dans une surveillance protectrice
Marchant en direction de l’entrée, remontant un sentier médian, nous croisâmes une meute de loups. Le fourbe animal des contes de notre enfance se déplaçait la queue basse, son long museau baissé sous ses yeux jaunes, les oreilles droites. Ils semblaient sortis d’une gravure illustrant les fables de la fontaine. On aurait dit que nous les surprenions tandis qu’ils traversaient la clairière d’une forêt scandinave dans la brume d’une matinée d’hiver, enveloppés dans le brouillard de leurs haleines.
Le temps a passé. Cette visite estivale du zoo remonte à plus de deux mois. En septembre, j’ai obtenu une affectation sur un poste adapté en tant que professeur documentaliste dans le CDI d’un lycée de la ville de S.
C’est un travail qui me plaît beaucoup. Je regrette que le CAPES de documentation n’ait pas existé à l’époque de mes vingt ans quand je me demandais quelle profession serait à même de prendre en charge ma passion pour la littérature et mon besoin de transmettre ce qui me paraissait essentiel.
Philippe est toujours l’amour de ma vie.
Je n’ai guère progressé dans l’écriture de mon nouveau roman accaparé que j’ai été par l’installation dans mes nouvelles fonctions et par la préparation du CAPES destiné à pérenniser ce poste adapté qui n’est que provisoire.
La semaine dernière Angélique Giorgi, journaliste à la Marseillaise, chroniqueuse littéraire à ses heures, m’a assuré qu’un article consacré à mon roman « Par amour » paraîtrait dans les jours à venir. Depuis quatre mois qu’elle m’affirme s’occuper de la promotion dans son quotidien de « Par amour », je n’ose pas encore me réjouir en prenant ses propos, que j’ai pris néanmoins soin de lui faire confirmer, pour argent comptant.
Il est curieux que mon roman connaisse un indiscutable succès de bibliothèque, systématiquement emprunté dès qu’il est retourné par un usager, aussi bien à S., qu’à I. où à M. alors qu’il peine à trouver acheteur dans les librairies qui ont misé sur lui.
Je sais pertinemment que mon éditeur n’en a pas assuré la promotion mais cette divergence du comportement des lecteurs me laisse perplexe. Il faut tout de même bien qu’il plaise pour n’être jamais à disposition sur les rayonnages des bibliothèques qui en ont fait l’acquisition ? Alors pourquoi les clients des librairies où il est en vente ne l’achètent-ils pas ? Défaut d’une publicité efficiente ? Négligence et indifférence d’un éditeur qui a jugé qu’en écouler trois cents rentabilisait largement l’effort financier consenti pour l’avoir publié ?
Le protagoniste de mon nouveau roman est resté bien sagement dissimulé parmi les pensionnaires du zoo. Muet. Rivé à son passé comme un naufragé amarré à la planche pourrie d’un bateau qui a pris l’eau. J’éprouve toujours la même fascination pour son silence, cette poreuse densité physique qui le constitue et me le rend énigmatique. J’ai beau avoir tout pouvoir sur son histoire, je ne parviens pas à m’expliquer tout à fait comment quelque chose en lui s’est fissuré de telle sorte que de sa position professionnelle et sociale avantageuse, il ait échoué dans ce zoo du sud-est de la France où seule l’épaisseur de son ombre témoigne de la gloire éphémère de son passé.
J’aime son corps opaque, la force qui émane de lui. Il me semble invincible parce que perméable à la circulation d’une énergie vitale dont il partage la fluidité avec les autres pensionnaires du zoo. Je suis sûr qu’il y a bien longtemps qu’il a lu dans le triangle noir insondable du regard de la lionne cette brève tragédie qui a marqué la courte existence de son frère, grièvement blessé du coup de sabot d’un buffle, lors d’un combat nécessaire à la survie alimentaire de la tribu.
Loi infaillible du groupe qui ne peut se permettre de s’attendrir sur le lionceau au bassin fracturé qui se traine malgré tout derrière ses frères et sœurs incapables de se résigner d’emblée à abandonner son corps condamné aux vautours qui savent bien quelle sera l’issue de ce mortel accident.
Quelques jours de sursis. Quelques jours d’un supplice pitoyable où il s’agit de ne pas exhiber une trop grande faiblesse afin de ne pas être abandonné par les siens. Car la nature sauvage a en commun avec la société de ne pas vouloir s’embarrasser de ceux que la mort a marqués de son sceau. Ne pas les laisser voir : les blessés, les malades, les vieillards qui font courir un risque au groupe tout entier en exposant la fragilité du corps vaincu, en proie aux affres du néant, inspirant l’idée que la mort est bien plus forte que la vie.
Dresser un sexe en érection sur les photographies d’un site de rencontres homosexuel participe-t-il de cette nécessité de dénier à la mort sa toute puissance de faucheuse ? Comme le besoin de faire l’amour après le décès d’un proche serait une réaction naturelle de survie ?
Ils sont de plus en plus nombreux à me manifester de l’intérêt les hommes que j’aborde sur ces différents sites de rencontres d’une manière suffisamment ambiguë pour qu’ils ne décèlent pas vraiment si je m’adresse à eux dans le but de leur faire connaître l’existence de mon roman ou juste afin d’offrir à ma monotonie l’espoir d’un changement de vie.
La plupart d’entre eux font l’impasse sur l’information relative à la récente publication de mon livre et s’enthousiasment pour ma personne qu’ils ne connaissent que par ces photographies plus ou moins récentes où je me trouve quelconque, quoi qu’ils en disent, et les quelques éléments d’identité destinés à parfaire mon profil cybernétique.
Quand il en est ainsi, je ne prends pas la peine de leur répondre. L’écriture a une dimension bien trop exubérante dans ma vie pour que je consente à ce qu’on l’en exclut.
D’autres heureusement s’intéressent à mon livre et font l’effort de parcourir le site que je lui ai consacré. Certains vont même jusqu’à l’acheter et je prends plaisir à le leur dédicacer. Cependant, j’ignore pourquoi, une fois le roman envoyé, le silence s’installe entre eux et moi. La parole qui s’y déploie supplée-t-elle à tout autre discours ? La révélation de celui qui s’y libère excède-t-elle ce qui dans le cadre d’une relation d’intimité amoureuse serait jugé acceptable ?
J’ai rencontré Denis sur l’un de ces sites, il y a quelques jours à peine. Je lui ai demandé de m’envoyer une photo de lui et il l’a fait. Il est assis sur un transatlantique bleu, déplié sur une terrasse en bordure d’une pelouse délimitée par une haie de troènes. On aperçoit le début d’un banc en pierre sur sa gauche, à côté d’une amphore garnie de fleurs, proche du tronc dénudé d’un palmier et d’un massif de dahlias vieux rose. Je remarque qu’il est uniformément vêtu de bleu, de ses baskets, en passant par son jeans, à son pull à col en v. Ses cheveux plaqués en arrière sont très bruns. Il est charmant : les traits réguliers, le nez fin, la bouche petite, le front vaste. Le soleil, qui l’oblige à baisser les paupières, m’empêche de deviner la couleur de ses yeux. Foncés probablement. J’ignore pourquoi j’ai laissé s’installer cette relation épistolaire entre lui et moi. Elle est récente mais elle m’engage. Je ne lui ai rien promis. Pas plus que lui. J’ai juste menti par omission comme chaque fois que j’essaie de promouvoir mon livre afin d’écouler la centaine d’exemplaires qui me restent sur les bras du fait de l’avenant malhonnête ajouté au contrat par mon éditeur.