LE ZOO 5

Publié le par ANTONIO MANUEL

Mais si l’amour est le prétexte culturel que prend l’instinct de conservation de l’espèce, que dire de l’amour ente homme ? N’est-il pas ridicule de faire ainsi avec une telle naïveté la part de l’inné et de l’acquis : le sentiment étant le vêtement chaste du désir brut relevant, quant à lui, de l’inné ? L’éducation dans l’évolution de l’espèce humaine a pris une telle ampleur qu’il n’est plus vraiment possible de distinguer ce qui est strictement biologique de ce qui revient à l’éducation. Le petit d’homme naît avec des potentialités infinies que le milieu culturel dans lequel il est élevé se charge de développer ou non.

Le personnage principal de mon roman aurait reçu une parfaite éducation. Enfant unique, ses parents auraient satisfait son moindre désir et auraient accompagné sa croissance avec une infinie tendresse et une immense admiration pour cet unique fruit de leur amour. Il aurait eu l’avantage de naître dans un milieu culturellement privilégié, sa mère étant agrégée de lettres et son père psychanalyste. Ils lui auraient permis de séjourner fréquemment à Londres et à Barcelone dans le but de se perfectionner sur le plan linguistique et de suivre les cours de grandes écoles de commerce international. Il aurait nourri un sentiment de reconnaissance affectueuse et un grand respect pour son père, attentif à ses besoins, patient et compréhensif. Ce dernier aurait toujours veillé sur sa progéniture avec une curiosité bienveillante, accueillant les nouveaux apprentissages et les découvertes de son enfant sans jamais en dramatiser les conséquences, heureux la plupart du temps de le voir grandir et s’ouvrir au monde. Il garderait de cette confiance en lui, manifestée par son père, une profonde estime de soi et une grande assurance en ses propres capacités d’affronter victorieusement toutes les épreuves de la vie.

Le mercredi après-midi ou certains jours après l’école, il lui arriverait d’apercevoir, par la fenêtre de sa chambre, des patients de son père qui traverseraient le jardin sur le devant de la maison avant de pénétrer dans le hall et d’entrer dans la salle d’attente. Il serait marqué par la tristesse, la fatigue ou la douleur inscrite sur le visage de ces gens et penserait qu’ils venaient voir son père pour qu’il les aide à se sentir un peu plus forts face à l’adversité, moins malheureux, pour que l’avenir leur apparût un peu moins sombre. Il s’en souviendrait une fois adulte quand il aurait en face de lui des subordonnés ayant sollicité un rendez-vous pour lui exposer leurs doléances.

 

En rentrant du travail, Philippe me trouvait devant l’ordinateur en train d’assurer la promotion de mon roman sur les sites de rencontres gays ou alors regardant l’émission « C’est dans l’air » sur France 5 ou bien encore lisant un roman en espagnol sur la terrasse, au soleil radouci de la fin du jour. C’est à cette époque que j’avais su qu’un poste adapté m’avait enfin été attribué, après trois années de congés pour longue maladie et une année de disponibilité pour raisons de santé parce que le poste au CNED que j’avais demandé m’avait été refusé. J’ignorais encore si j’allais obtenir le poste au CRDP que je convoitais. Il me fallait attendre la convocation par l’adjointe du directeur des ressources humaines du rectorat qui s’enquerrait des démarches que j’avais effectuées pour me préciser ce que je pouvais espérer pour la rentrée de septembre. De toute façon, ce poste adapté était provisoire et je devais mettre le temps de son attribution à profit pour finaliser un projet de reconversion professionnelle. J’hésitais entre m’inscrire à la préparation d’un diplôme universitaire d’art-thérapeute, que l’université de Nice venait de créer et dont les premiers cours commenceraient en septembre, à raison de deux jours par mois, pendant deux ans. Or,  c’était justement cette période de deux ans qui me posait un problème dans la mesure où je ne savais pas ce que je ferais l’année suivante et si je pourrais encore éventuellement suivre les cours de deuxième année de cette formation. J’hésitais donc entre cette formation d’art-thérapeute, dont on me disait qu’elle ne me permettrait certainement pas de gagner ma vie – d’ailleurs mon psychanalyste n’en voyait absolument pas l’utilité puisque je n’en avais pas besoin pour savoir écrire, selon lui, pas plus que pour être thérapeute étant donné que j’avais derrière moi presque vingt années d’analyse…- et celle d’écrivain public que la conseillère d’orientation, vers laquelle les services du rectorat m’avait orienté pour déterminer mon projet professionnel, m’encourageait à suivre. Par ailleurs l’adjointe du DRH m’avait suggéré de préparer le concours du CAPES de documentaliste. De plus, j’avais été informé par le directeur du CRDP qu’un poste nécessitant des compétences éditoriales et commerciales serait créé d’ici une année et il m’avait affirmé que j’avais le profil qui correspondait à ce poste…Si j’obtenais un poste adapté au CRDP, le travail que j’y effectuerais me plairait-il et, le cas échéant, ledit poste me reviendrait-il alors naturellement l’année suivante? Je devais appeler le directeur du CRDP maintenant que j’avais eu l’information de l’obtention de ce poste adapté pour en discuter avec lui.

Philippe assurait que les week-ends qu’il passait en ma compagnie dans mon studio était pour lui de vraies vacances. De la même façon, mes brefs séjours chez lui ressemblaient, pour moi, à des périodes de congés où j’avais le loisir de faire ce qui me plaisait. Je ne pourrais pas prétendre qu’ailleurs des impératifs organisaient ma vie et m’interdisaient d’occuper mon temps comme je l’entendais, non. Mais ce dépaysement que représentait sa maison, dissimulée derrière une végétation abondante composée d’arbres fruitiers, de longues haies de lauriers rose et de cyprès, à laquelle on accédait par un petit chemin qui la contournait, me donnait l’impression d’être chez lui en villégiature. La proximité de la mer, la nature à perte de vue, la garrigue, la présence de la chienne et de deux chattes renforçaient l’illusion. Peut-être aussi le sentiment d’y séjourner de manière provisoire. Parce que je ne pouvais y demeurer toujours et parce qu’il était susceptible de déménager dès qu’il aurait trouvé un appartement. Je m’efforçais donc chaque fois de profiter pleinement du lieu. Pour moi qui alternait entre l’appartement de ma mère, au premier étage d’un immeuble situé dans un quartier populaire en périphérie de la ville et mon studio de trente mètres carrés sous les toits en plein centre ville, là j’étais comblé par le silence seulement troublé par le bruissement du vent dans les branches, le bruit des feuilles froissées par un lézard qui prend la fuite ou le chant des oiseaux.

Lorsque nous étions présents tous les deux, nous restions longtemps allongés l’un contre l’autre sur le grand lit de sa chambre. La télévision était allumée mais nous ne la regardions pas. L’air entrait par la fenêtre ouverte sur le jardin. J’essayais de faire en sorte que mon corps soit le plus possible en contact du sien. J’avais tendance à avoir froid et j’appréciais sa chaleur. J’avais conscience que le temps qui s’écoulait ainsi dans cette position ne m’apporterait pas la plénitude recherchée, que je ne serais jamais rassasié de la sensation du contact de nos deux corps. C’était comme si je voulais en finir avec la solitude inhérente à la vie même. Pourtant je savais que l’on naît et que l’on meurt seul. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de serrer Philippe dans mes bras longuement, d’ajuster la forme de mon corps à la posture qu’il avait prise dans le lit afin que ma peau mémorise le tact de sa peau. Un sous-vêtement à emporter partout, à conserver la nuit pour déjouer les fantômes, les angoisses, les peurs. Et cela marchait. J’avais pu le vérifier quand je m’étais retrouvé dans une chambre d’hôtel à Lyon, après deux heures de signatures à la librairie « Etat d’esprit » où j’avais été convié à l’occasion de la récente parution du roman « Par amour », et que j’avais bien senti que j’aurais du mal à trouver le sommeil. Je m’étais efforcé de me rappeler toutes les sensations éprouvées durant ces moments là où j’apprenais son odeur, sa chaleur, sa douceur. Emprisonnant un oreiller entre mes bras, je m’étais endormi sans m’en rendre compte, persuadé qu’il était avec moi.

Tandis que nous écoutions les informations ma mère et moi, elle s’était exclamée, à propos du crash de l’airbus A 320 d’Air France et de l’identification des corps du commandant de bord et de celui d’un steward, que c’était leur destin. Je me demandais si le nombre d’années que nous avions à vivre était codé génétiquement. Notre mode de vie était-il à même d’influencer la durée de notre existence ? Si je pratiquais une activité physique régulière et veillait à me nourrir de façon équilibrée, étais-je capable de retarder l’échéance de ma fin ? Ou bien le soin que je prenais à m’alimenter correctement en suivant les conseils des nutritionnistes et à marcher au moins une heure par jour n’avait-il aucun autre effet que de me conserver un corps en bonne santé car tout était encodé dans chacune des cellules de mon organisme ?

Un matin de mon séjour chez Philippe, une des deux chattes avait rapporté dans sa gueule un mulot. Je m’étais approché et elle l’avait déposé devant elle. L’animal avait tenté de s’enfuir maladroitement et elle l’avait ramené vers elle à petits coups de pattes. Il avait les marques rouges de ses crocs sur la nuque. Elle avait dû le guetter longuement. Puis elle l’avait aperçu et avait réduit au maximum la distance entre eux afin de n’avoir à parcourir l’espace qui les séparait que d’un bond souple et silencieux pour le tenir prisonnier entre ses griffes et le paralyser d’une morsure profonde lui sectionnant la moelle épinière. Maintenant, elle s’amusait avec sa proie, la relâchant, la laissant tenter de s’échapper et puis la rattrapant d’une rapide extension de la patte comme le claquement d’un fouet inaudible. Elle ne la dévorerait pas, se contentant de ses croquettes et l’abandonnerait probablement dans un coin du jardin comme elle l’avait déjà fait avec des taupes dont nous avions retrouvé les cadavres sur la terrasse.

L’autre chatte était plus câline, moins indépendante. Elle restait couchée sur le fauteuil à côté de moi qui pianotait sur le clavier de l’ordinateur. Elle lustrait son pelage roux méticuleusement puis fermait les yeux en s’étirant avec volupté. Quand elle avait faim, elle se redressait nonchalamment, sautait sur le rebord de la fenêtre entrouverte et atterrissait sur la table de la véranda où elle miaulait devant son écuelle vide.

Le matin, vers les six heures, le poids de ses pattes qu’elle enfonçait dans mon abdomen, l’une après l’autre, me réveillait car elle avait jugé qu’il était l’heure de lui donner à manger.

Il n’était pas rare de la découvrir lovée contre les flancs de la chienne qui l’avait accueillie, sans protester, dans son panier. Je n’ai jamais aimé les chats car je suis allergique à leurs poils mais quand je me retrouvais chez moi, je pensais à elles avec nostalgie.

 

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J
<br /> bonjour Antonio<br /> <br /> Chaque matin c'est un plaisir pour moi de te retrouver et de te lire.<br /> Tu me fais penser à un peintre avec sa palette de couleur<br /> pour décrire avec tes mots la vie de tes personnages.<br /> <br /> Je te souhaite une journée agréable et te fais un gros bisous<br /> Jeannette<br /> <br /> <br />
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