DERRIERE LA VITRE DU SILENCE 38

Publié le par ANTONIO MANUEL

Sentiment de pénurie. Manque de mots pour éclairer le vide que j’éprouve. Diarrhées, migraines et lassitude.
Le frère de ma belle-sœur est mort samedi d’un cancer qui l’a progressivement détruit, envahissant tout l’être, essaimant dans l’organisme ses cellules assassines. Toujours la même question posée : quel est le sens de tout cela ? Une épouse, deux enfants, une vie et son terme arbitrairement fixé à l’âge de quarante-six ans. Qu’hommage ici lui soit rendu.
Je ne pourrai pas écrire trop longtemps : je sens la douleur enserrer mon cerveau et pour éviter que la migraine ne s’installe et résiste aux antalgiques et aux triptants, il me faut y remédier maintenant. Je sais donc que dans moins d’une heure, je ressentirai une détente générale qui nuira à la connexion entre mes neurones et sera la cause de trous de mémoire car toute médication entraîne ses effets non souhaités.
La semaine dernière j’ai reçu l’information selon laquelle à partir du 2 décembre, je ne percevrai plus que cinquante pour cent de mon salaire. Bien sûr ma mutuelle comblera partiellement la différence mais les divers crédits, engendrés par le fait de vivre dans une société ou exister ne se peut concevoir qu’en étant consommateur, n’en seront pas pour autant diminués, ni le montant de mon loyer, ni les prélèvements mensuels de l’impôt sur le revenu, de l’assurance de ma voiture et il va de soi qu’à moins de commencer une grève de la faim, pour protester contre la maladie qui me place dans une situation financière difficile, le montant des courses du mois sera toujours le même. A l’angoisse suscitée par la maladie s’ajoute la peur viscérale de ne plus pouvoir faire face sur le plan pécuniaire. Le regard que je pose sur les clochards dans la rue reflète mon appréhension de devenir un jour l’un des leurs, semblable à cet individu sans âge qui traversa la place, hier, chaussé de sandalettes exposant ses pieds nus à la tramontane et vêtu d’un mince pardessus élimé…
Une faim vive, aiguë s’est logée au creux de l’estomac. Elle s’ajoute à ma migraine et semble l’accentuer. Je n’ai pas envie d’y céder pour répéter sans fin le scénario dicté par la boulimie. Ma tête est vide. Les médicaments ont initié leur tâche d’assoupir la douleur tout en ponctionnant le contenu de mon cerveau. J’ai faim, mal à la tête, mal au ventre et ne puis rien écrire d’autre que cette lamentable litanie. La source serait-elle tarie ? Comme Rimbaud a vingt-ans, serais-je condamné à ne plus savoir parler ?
Quoiqu’il en soit, j’ai repris mes séances quotidiennes de yoga et les bienfaits immédiats tels que le relâchement des tensions musculaires, l’apaisement de la respiration, la conscience accrue du schéma corporel, la perception des  postures que le corps adopte machinalement, m’ont fait regretter de m’en être privé pendant presque trois semaines, moi qui le pratique depuis quinze années avec assiduité ! Ceux qui n’en ont pas personnellement fait l’expérience ne peuvent vraiment saisir l’abandon dont il est question. La séance débute par un retrait des sens qui se focalisent sur le ressenti corporel et se détournent ainsi des sollicitations du monde extérieur. Ce sas d’entrée dans l’univers paisible du yoga s’effectue debout de préférence, les yeux clos, les plantes des pieds bien posées sur le sol, le bassin en rétroversion, les épaules basses, la nuque longue, le menton légèrement rentré et la colonne vertébrale étirée des vertèbres lombaires jusqu’au cervicales, le corps assumant la rectitude de sa verticalité. Puis les postures, ou asanas en sanscrit, s’enchaînent, lentes, conscientes, dans une harmonie parfaite avec l’inspiration et l’expiration qui portent les mouvements comme un vent léger l’aile d’un oiseau. Les noms des différents et innombrables asanas expriment le lien que le yoga cherche à rétablir avec le monde animal, végétal et minéral, la volonté de connexion avec l’énergie universelle ou prana. La séance de yoga s’organise autour de postures d’étirements verticaux, latéraux, écartés, d’extensions, de flexions, de torsions, d’inversions, d’équilibres et de recentrages destinés à écouter l’écho produit à l’intérieur du corps après chacune des postures. L’alternance des postures du chien et du chat, par exemple, couplée à l’expiration en arrondissant le dos et à l’inspiration en le creusant détend merveilleusement la colonne vertébrale. Le cobra ou bhujangasana ouvre la poitrine. La sauterelle ou salabhasana complète la précédente en sollicitant la partie inférieure du corps. La flexion du buste sur les cuisses, pada hastasana, rétablit l’équilibre physiologique en faisant se succéder un mouvement de fermeture du corps à deux asanas visant son ouverture. La demi-torsion vertébrale, ardha matsyendrasana, réalise une rotation de la colonne vertébrale. La chandelle, sarvangasana, au-delà de ses nombreux effets bénéfiques sur la santé, permet, comme toutes les postures d’inversion, d’appréhender le monde à l’envers, bouleversant nos habitudes et nous autorisant ainsi à envisager la réalité d’une manière neuve. Le triangle, ou trikonasana, évoquant symboliquement le divin, étire le corps latéralement. L’arbre, enfin, assure un recentrage de l’énergie que figure la jonction des deux mains, en namasté, au niveau du cœur.
Ce passage en revue succinct des asanas susceptibles de composer une séance de yoga, qui se terminera toujours par une relaxation, condition indispensable à la méditation, a pour ambition de montrer, à ceux qui n’ont jamais pratiqué le yoga, ce qu’il peut être. J’ai bien conscience de l’abstraction des mots pour évoquer ce qui se vit essentiellement, dans un premier temps tout au moins, sur un plan corporel. Il est malaisé de vouloir, en quelques phrases, rendre compte d’années durant lesquelles, quotidiennement, j’ai reproduit les mêmes postures ou des postures similaires, dans le but de faire taire les pensées multiples qui empêchent l’accession au diamant brut de la conscience cosmique qui accorde notre respiration au souffle sidéral. Aucune phrase ne saurait traduire le bien-être éprouvé durant une séance de yoga, persistant longtemps après la fin de la séance. Mais de quel autre moyen est-ce que je dispose  pour témoigner des innombrables bénéfices, aussi bien physiques que psychologiques, procurés par cet art millénaire ?
C’est la nuit. La faim est toujours présente mais ma volonté ne s’est pas pliée à sa tyrannie. Je voudrais qu’un jour de joie se lève, sans l’anarchie de la faim et de la maladie. Juste connaître, un jour, le bonheur d’être vivant sur la Terre. Que le sentiment d’amour ineffable que le yoga accorde fugacement contamine mes jours et mes heures. J’écris dans le silence de la nuit, dans la solitude qui est comme une porte grande ouverte aux cauchemars que l’on fait éveillés. Quinze jours me séparent encore des résultats de l’analyse des biopsies, du choix, par ma gastro-entérologue, du nouveau traitement. Je rêve que le temps s’évapore et que j’ai vingt ans une nouvelle fois : balayées la maladie, la vieillesse et la mort ! Avoir vingt ans mais sans l’incertitude face à l’avenir, sans cette sensation diffuse que le temps déjà m’est compté. Vivre mes vingt ans dans une complète insouciance, dans un acquiescement serein à la vie. En fait, il me semble n’avoir jamais su m’abandonner aux forces vives de l’existence, enfermé dans la crainte permanente du surgissement d’un danger. La faim lovée au creux de moi remplace la peur. Obsédé par la nourriture, je ne suis plus disponible à l’angoisse : manger est un substitut de l’anxiété. Et c’est vrai que la plénitude ne laisse la place à aucun autre affect. La béatitude du bébé repu me dispense de tout anxiolytique. En revanche, l’oisiveté de ma digestion active une angoisse sans cause apparente que je soupçonne d’être responsable, en partie, de ma pathologie, même si les médecins ignorent encore son étiologie précise. Depuis l’enfance je porte en moi les germes de ma maladie. Un peu comme le code génétique, des prédispositions psychologiques ont favorisé son éclosion. Prédispositions psychologiques à la fois héréditaires et acquises par mon éducation. Celui que je suis aujourd’hui est le prolongement logique du jeune homme que j’étais à vingt-ans. A quoi bon dans ce cas mes quinze ans de psychothérapie ?
Le jour s’est levé. La lumière du ciel pâli a chassé les monstres et les rêves. Adieu mes vingt ans retrouvés : il me faut affronter le nombre de mes années, la maladie, le vieillissement et l’inquiétude. Ma psychanalyste considère que l’âge adulte est source d’une liberté dont on ne pouvait jouir adolescent puisque dépendant matériellement sinon affectivement de nos parents. Le temps passant, je constate les méfaits de l’âge, les multiples responsabilités, les obligations, les interdits qui lui sont inhérents. La liberté est tributaire des finances dont on dispose : demandez à une personne vivant du R.M.I. si elle apprécie les loisirs que lui permettent son oisiveté…Vieillir nous fait découvrir le fonctionnement d’un corps dont on n’ avait auparavant aucunement conscience. Ce qui nous paraissait aller de soi, propre à la nature même de notre humanité, se révèle fragile et fugitif. Les pannes et les ratés de l’organisme se multiplient et l’on comprend dans la douleur que la jeunesse était un état de grâce. Ma mère et son âge avancé m’aident à anticiper les maux que la vieillesse accumule jour après jour : la baisse de l’acuité visuelle, de l’audition ; la perte de la souplesse et la survenue de l’arthrose dévorant des articulations déjà rongées par l’ostéoporose ; la diminution de l’endurance, la fatigue générale au lever et plus particulièrement celle du cœur dont les battements n’ont plus la régularité d’antan ; la perturbation du sommeil qui impose de se coucher peu après la nuit tombée et de se lever avant l’aube ; les siestes d’après le déjeuner, l’ankylose au réveil et la souffrance de la reprise de la mobilité du corps. Autant de dysfonctionnements liés à l’usure d’un organisme dont l’âge nous rapproche de sa fin et augmente la nostalgie de la verdeur de la jeunesse.
Mais aujourd’hui est jour de grand deuil et la vieillesse ne peut en être incriminée. La mort fauche les corps au hasard : s’en offusquer n’y change rien. C’est mercredi. Cet après-midi les enfants joueront dans la rue en laissant éclater leur joie à grands rires et à grands cris.   

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
D
Si il était possible de partager la souffrance des amis, nous pourrions alléger leur fardeau. Hélàs, nous ne le pouvons pas. Aussi, sachez cher Antonio que vous lire nous permet de mieux vous comprendre.<br /> Bien à vous.
Répondre
J
La jeunesse n'est pas un état de grâce pour tout le monde, Antonio. Cependant, elle a le mérite de l'insousciance. Ah, comme il serait agréable, en effet, de pouvoir, comme les poupées russes, ouvrir les boîtes une à une et retrouver l'enfant que l'on était, bien enfoui au milieu d'une multitude de carapaces successives!
Répondre
J
Antonio!Pourquoi ne pourrait on pas partager prendre un part de la souffrance des autres pour soulager ne serait ce que quelques heures ,on comprendrai peut être mieux la chance que nous avons d'être en bonne santé.Je t'embrasse avec toute mon affection.Jeannette.
Répondre