LE ZOO 2
Il veut savoir si la ville de S. permet aux homosexuels d’être visibles, si nous avons des lieux de rencontre, d’échanges, de partage de notre solitude. Sa question rejoint celle que j’ai moi-même posée hier soir, lors d’une entrevue accordée par l’attaché culturel de la mairie, à ce collègue de lettres, élu municipal. Il est resté un moment désorienté parce que j’avais pris rendez-vous avec sa secrétaire pour la promotion de mon roman à paraître dans deux mois, sans préciser qu’il s’agissait, entre autres, d’un texte qui interrogeait cette place refusée par la société à l’homosexuel, dès lors qu’il se donne à voir dans l’originalité de sa différence de moeurs. Il m’a orienté vers les bureaux d’une association culturelle au rez-de-chaussée de ce splendide bâtiment, dépendance du plus ancien château fort de Provence, situé dans les hauteurs de la vieille ville comme un superbe vestige du moyen-âge. Puis il m’a parlé de l’organe de communication et de presse de la ville, le journal municipal « Ensemble », où il lui semblait possible de faire paraître un article en février, pour promouvoir la sortie de mon roman début mars. Après quoi, il m’a conseillé de me mettre en contact avec une grande et belle librairie de la ville, au nom prometteur : « Le Grenier d’abondance ».
Je m’y suis rendu ce matin même après être passé par le second étage de la mairie, lieu de conception et de réalisation du journal municipal, en pleine effervescence, où un jeune homme a pris toutes les informations concernant mon roman ainsi que mes coordonnées et m’a promis de m’appeler début janvier pour la confection de l’article évoqué par monsieur l’attaché culturel, la veille.
La libraire, étonnamment jeune et belle, avenante, m’a accueilli avec une grande bienveillance. Elle a pris connaissance du script et des éléments autobiographiques que je lui ai soumis, noté la date de parution du livre et le nom de la maison d’édition, et m’a proposé d’organiser, dès sa sortie, une séance de signature au sein même de sa vaste librairie. Elle m’a précisé qu’elle se mettrait en relation un mois auparavant avec l’éditeur et informerait la presse locale de l’événement. Je la remerciai chaleureusement. Elle me souhaita bon courage et bonne chance. Bon courage, peut-être parce que je lui avais confié souffrir d’une maladie de crohn et vouloir que soit reversé à l’association consacrée à la diffusion des informations concernant les maladies inflammatoires de l’intestin et au progrès de la recherche de traitements appropriés, un pourcentage prélevé sur la vente de chaque exemplaire du roman ?
J’ai l’impression de trahir mon meilleur ami, mon ami le plus intime, le précédent amour de ma vie. Celui qui a couvert tous les carreaux de carrelage de ma cuisine de post-it aux multiples aveux de passion, de tendresse, d’obsession de moi.
Il m’a montré la photo d’un homme qu’il a rencontré grâce à un site gay et pour rire, avec son accord, je lui ai fait savoir par un message très bref qu’il me plaisait. Au moins s’il te répond m’a dit mon ami je serai fixé sur sa fidélité.
Ils s’étaient vus toute une après-midi entière et s’étaient embrassés dans sa voiture en se caressant à peine. Et puis l’autre avait commencé de lui envoyer des textos enflammés où il lui révélait, selon les dires de mon ami qui me rapportait tout de cette relation naissante, sa confiance, le sentiment d’amour qu’il sentait poindre en lui, son désir de le revoir très vite. Mais la vie professionnelle de mon ancien amant ne lui permettait pas de répondre à de telles exigences, si promptes et, en cela, quelque peu affolantes. Comment pouvait-il être amoureux de lui après quelques heures à peine passées à bavarder et quelques baisers échangés?
Je l’ignorais car je ne croyais absolument pas au coup de foudre. Je le mis en garde contre ce comportement que peut-être il avait avec tous les garçons rencontrés…Mais mon ami me rassura : il n’était pas crédule et se donnait tout le temps nécessaire pour se faire une idée exacte de lui. Il me confia, néanmoins, qu’il se sentait physiquement très attiré par cet homme de quarante ans dont la simple vue lui avait provoquait une érection. J’étais perplexe mais après tout ce n’était pas mon histoire sentimentale puisque moi je n’en avais en réalité aucune. Javier avait bien insisté sur le manque de consistance de nos échanges virtuels, strictement parlant, susceptibles d’exister mais sans incidence actuelle, potentiels, simulacre d’une véritable relation fondée sur l’audition de la voix de l’autre, son pouvoir de résonance en soi, sur le toucher, la douceur ou la rugosité de sa peau, l’odorat, la perception agréable ou non, sensuelle ou écoeurante de l’odeur de l’autre, le mouvement de son corps dans l’espace, sa place, son élégance, sa prestance, sa grâce, la prégnance de toutes ses sensations dans la tête en son absence.
Le lendemain, j’avais une réponse accompagnée d’un numéro de téléphone où le joindre. Je me sentis dans l’instant très mal à l’aise. Que devais-je faire ? Tout raconter à mon ami ou bien ignorer le fait et le laisser poursuivre son histoire à peine ébauchée ? Je m’ouvris à ma sœur de mon dilemme pour lequel elle ne me proposa aucune solution, me renvoyant à ma propre instance de décision. Je pris le parti de l’interroger par un sms sur son éventuel célibat. Et je reportai ainsi la décision de lui avouer ma manigance selon la teneur de sa réponse.
J’ai reçu ce matin même un message de lui, une sorte d’accusé de réception du mien mais sans la moindre allusion à l’objet de ma question. Il me demandait qu’elle était mon lieu de résidence. Je le lui indiquai en renouvelant ma demande consistant à savoir s’il se prétendrait ou non célibataire. Il me répondit aussitôt qu’il l’était et qu’il m’appellerait dans la soirée.
Stupeur !
Que suis-je en train de faire ? Est-ce que je m’apprête à tromper mon meilleur et seul véritable ami ? D’abord est-ce que cet homme me plaît ? Je ne me suis encore pas vraiment posé la question, me contentant de concéder à mon ami qu’il n’était pas mal du tout mais qu’il n’était pas mon genre. Une réaction polie et neutre, ou se voulant, formellement, telle.
Je m’emparai machinalement du dernier roman d’Abdellah Taïa que j’avais entrepris de relire, surpris de la sensation de le découvrir pour la première fois. Il y était question d’amour. Un amour échoué, possessif, maladif, passionnel, exigeant. Des fragments d’un cahier retrouvé et de la réponse du narrateur à ce qu’il considère comme un viol de ses souvenirs couchés sur le papier et restitués, avec parcimonie et partialité, par celui qui avait été le grand amour de sa vie deux années durant. Remords, reconnaissance, témoignage d’un envoûtement subi volontairement, dénonciation d’une injustice amoureuse vécue, d’une trahison d’un contrat passé avec l’être aimé, tacite, une foule de non dits qu’on pense entendus de part et d’autre, acceptés.
En quoi ce récit m’aidait-il ? Pouvait-il m’aider ? Quelqu’un avait-il ce pouvoir de me dicter les paroles à prononcer lors de ma conversation téléphonique avec cet inconnu dont il avait été tellement question dans les propos de mon ami la semaine passée ?
Sortir. Cesser d’écrire. Ne plus penser. Marcher dans le froid de l’hiver tout proche mais déjà là dans le blanc du ciel et la couleur blafarde de la lumière du jour. Longer les rues du centre ville, respirer l’air du dehors, chasser de ma mémoire cette sordide histoire d’amour en berne, cet enfant mort-né qui a tant enthousiasmé mon ami il y a quelques jours. S’il se permettait d’agir avec une telle désinvolture, une pareille incohérence entre ses déclarations fougueuses et ses actes cachés, à l’égard de mon ami, qui semblait tout de même avoir foi en lui, l’ayant appelé parce qu’il tardait à le faire lui-même comme promis hier en début de soirée, et n’ayant mentionné aucune disharmonie entre eux, alors pourquoi agirait-il autrement avec moi ?