MON DERNIER RECIT 14
Après avoir écouté l'intervention du philosophe Robert Misrahi, sur France Culture, à propos de sa conception du bonheur, je suis perplexe et en proie à un agacement dû à ma désapprobation de ce bonheur sur mesure, en trois temps, qu'il nous propose.
En effet, je ne sais pas où le corps se situe dans cette appréhension du sentiment auquel tout le monde aspire. Même moi. Bien que je m'interroge sur la source de mon inspiration si le bonheur venait à m'habiter, irradiant depuis le centre de moi-même comme un vivant soleil supprimant de mon vocabulaire le mot « nuit ».
Ma colère suscitée par le discours très didactique du philosophe s'explique certainement de multiples façons. Sans doute ai-je quelques difficultés à entendre parler du bonheur comme d'une attitude existentielle disponible dès lors qu'on désire l'expérimenter en appliquant la recette proposée. J'ai ainsi l'impression que si je ne suis pas heureux, c'est bien fait pour moi. Que mon malheur, je l'ai bien cherché puisque le bonheur est accessible à l'homme cultivé qui accepte d'opérer un retour sur lui-même afin de réviser ses valeurs et leur hiérarchie, une modification du regard porté sur autrui dont il faut respecter l'altérité irréductible, et une conversion, de même que l'on se tourne vers le dogme d'une religion, qui nous transforme en apôtre de cette nouvelle foi dont nos yeux reflètent la présence en nous, un bonheur contagieux, transmissible à volonté.
Je ne sais si je caricature la thèse du philosophe. Peut-être, après tout, ne l'ai pas bien comprise ou bien la refusé-je inconsciemment, lui préférant ma détresse, mon désarroi, le sentiment de mon impuissance et la possibilité ainsi permise de les donner à lire dans ces pages ? Peut-être existe-t-il une immunité naturelle contre le bonheur, que certains sont génétiquement programmés pour n'y avoir pas accès ?
Sans doute ma recto-colite-hémorragique et ses symptômes douloureux, en cas de poussée de la maladie, au point d'en vomir, de haïr sa vie et de se mettre involontairement à prier pour en être délivré, sont-ils juste une vue de l'esprit, le fruit d'une imagination débridée, un mythe, une illusion ?
Je ne voudrais pas avoir l'air de mettre en question la science de ce professeur émérite, ce penseur respecté, cet écrivain prolixe. Je ne me le permettrais pas. Je ne possède ni son érudition, ni son éloquence, ni sa confiance en la pertinence de sa vision du monde cautionnée par la multiplicité de diplômes que je n'aurai jamais.
Je me heurte simplement à un corps et à un mental réfractaires au bonheur du fait de leur douleur d'être. Mes spasmes intestinaux, la perception de fulgurances atroces me traversant de part en part, l'excrétion de mon sang associée à un abdomen devenu le siège dune souffrance insupportable, le lieu d'une révolution dont le sang exprime la cruauté, mon angoisse, de la folie de laquelle les anxiolytiques me prémunissent, mes migraines, dont seuls ceux qui en pâtissent sont à même de comprendre le lent tourment interminable, le sentiment de ma solitude absolue, la conviction du néant abyssale qu'est ma vie, la conscience aigüe de mon inutilité et cette force qui m'impose une destruction jouissive de moi-même, l'obéissance à une injonction paternelle invincible, résistent à la démonstration convaincue du philosophe d'un bonheur à portée de main. Je n'ose penser aux malheureux, dont l'agonie n'a pas encore altérée totalement les capacités intellectuelles, qui auraient écouté la proposition d'allégresse, de félicité, de joie, de plénitude, de l'orateur persuasif...
Ma tante pleure presque chaque soir parce qu'elle refuse de se rendre à la salle commune où le dîner de la maison de retraite est servi à ses occupants. Elle proteste qu'elle n'a pas faim, conteste son absence de liberté de rester dans sa chambre si telle est sa volonté, ou de quitter les lieux comme elle en manifeste le désir depuis qu'elle y est rentrée. Elle finit par accepter de dîner avec les autres résidents sur la promesse que ses visiteurs reviendront la chercher après le repas pour la ramener chez elle. Le lendemain, elle recommence, car elle a oublié leur mensonge de la veille.
Mon cousin, perturbé par la démence sénile de sa mère, cet Alzheimer qui a noyé dans l'oubli le souvenir de celui qui a partagé sa vie, le père de ses enfants, son mari pendant soixante ans, d'une anxiété et d'une agitation extrêmes depuis l'accident vasculaire cérébral qui a fait de sa mère une vieille femme impotente et dépendante pour le moindre de ses besoins, est encore plus malheureux depuis qu'elle a été placée dans cet hospice, de luxe, eu égard à la somme complémentaire que ses enfants doivent verser afin de lui prodiguer des soins qu'elle ne reçoit pas correctement. L'insuffisance du nombre des employées, la présence régulière de stagiaires adolescentes et indifférentes au sort des personnes âgées du bien-être desquelles elles sont censées apprendre à se préoccuper, causent un manquement grave aux règles de fonctionnement de l'établissement public : médicaments distribués de façon aléatoire, vêtements changés très peu souvent, solitude des pensionnaires, au risque de leur sécurité, sur leur fauteuil roulant parfois si près des escaliers où la famille les trouve, livrés hébétés à cette incurie ; usage de la couche obligatoire, même si la personne n'est pas complètement incapable, moyennant un peu d'aide, de déféquer ailleurs que dans des couches conservées souillées et malodorantes toute une journée, douches rares et soins corporels négligés, aucun entretien des locaux le week-end et parfois trois jours consécutifs en cas de lundi férié, pas plus que de chambres ni de toilettes lavées ni désinfectées en ces circonstances, un seul animateur pour des loisirs récréatifs et nécessaires dans la lutte contre l'abrutissement progressif et le renfermement sur soi de ces personnes si proches de la fin de leur vie. L'énumération n'est pas exhaustive et quiconque a l'obligation de placer un membre de sa famille dans une semblable maison de retraite ou a la bienveillance de s'y rendre bénévolement pour varier, par sa présence chaleureuse, le quotidien sordide de ses hôtes, n'en doutera pas une seconde.