MON DERNIER RECIT 13
Il est quatre heures de l'après-midi mais j'ai fermé les volets de ma chambre. Besoin d'une intimité comme celle qu'offre la nuit : sphérique et silencieuse. La clarté de ce soleil de printemps finissant, et les bruits de la vie du dehors m'étaient insupportables. Une intrusion grossière et importune du monde duquel l'anorexie m'abstrait progressivement.
Je suis revenu chez ma mère hier comme je le lui avais promis. Son réfrigérateur était vide alors qu'elle m'avait affirmé la veille que je n'étais nullement tenu de venir la chercher pour faire les courses de la semaine car elle ne manquait de rien. Nous l'avons rempli. J'ai succombé à ses réflexions inquiètes relatives à ma maigreur extrême et ce qui se produit nécessairement dès que je me nourris d'autres choses que de substituts de repas arriva. Le vertige de la boulimie où le corps s'abandonne à une faim sans mémoire que rien ne saurait combler. Manger jusqu'à la nausée et puis vomir aussitôt après pour se purifier. Ivresse alors de la sensation de vacuité absolue de l'estomac, le ventre redevenu concave, les veines latérales saillantes sous la transparence de la peau, l'extrémité des os iliaques du bassin apparente, l'os sensible et rassurant dans son rôle d'élément de l'architecture de mon corps. Mon squelette imposant ses saillies, ses retraits et ses déclivités au regard. Mon corps se dévoilant dans une lente et progressive mise à nu. Jouissance de la prise de conscience de sa dureté tangible, du réseau de ses circulations sanguines, de sa minceur, extrême, grave, de la beauté allusive de son cadavre proche. Mon corps souverain, omnipotent, rayonnant d'une vie insolente et ostensible dans sa proximité avec la mort. Métaphore de la condition humaine, du passage fugitif de l'homme dans son individualité, de sa finitude inadmissible.
Mon corps signifie l'impasse où l'existence se heurte à l'éternité du texte vivant. Il réfléchit cette grâce du langage qui écrit son achèvement alors même qu'il m'inscrit ainsi dans une présence intemporelle. Je suis cette dépouille mortelle et belle de n'être qu'éphémère. Une multitude infinie de vocables dont l'agencement et la sélection ne désignent que celui-là même que je suis, cheminant patiemment dans le droit fil de mon récit.
Je témoigne d'une vitalité intellectuelle invulnérable, débordant du souvenir de tous les livres lus. Je suis encore frémissant de la mémoire active d'Abdellah puisant, dans le propre réceptacle d'éternité qu'il constitue, la matière grouillante de signifiances, fusant comme la gerbe céleste d'une pyrotechnie scripturaire, dans l'obscurité de ma conscience pour y transmettre le feu qui brûle en lui. Foison d'images, de sensations, de pensées, d'amours vibrantes encore, sous sa plume ressuscitées, dont je suis le témoin sensible et bienveillant parce qu'il m'invite, dans un geste d'une orientale générosité, à épouser le jeu/je de pistes qu'il emprunte pour remonter le passé immédiat de sa vie.
Je ne me sens pas perdu dans le déséquilibre qui fait vaciller mon âme sur l'étroit parapet qui garde ma folie dans les limites de l'éloquence.
Ma mère et ma sœur me sermonnent, m'accusent, cherchant à ce que je revienne vivre parmi les vivants. Elles ne comprennent pas que l'essentiel pour moi désormais est cette rareté qui m'est donnée d'être habitée d'une science qui a mis quarante longues années à me révéler à moi-même.
Aujourd'hui que j'ai la conviction d'accéder à ma quintessence, de me dégager, dans un labeur de chaque instant, des ruines du bombardement de mon être, et que je ferme les yeux en essayant d'imaginer comment ma vie aurait dû être pour que cette guerre inévitable n'eut jamais lieu, elles voudraient me jeter de nouveau dans l'injustice, l'ardeur, la violence du combat qui m'a détruit.
Je ne peux pas me retourner de peur d'être changé en une statue de moi-même qui ne me ressemble pas. Je veux garder toutes mes formes nouvelles et grandir encore jusqu'au trépas. Ce pas extrême où l'on bascule dans une inconscience sereine et sait enfin pourquoi la vie un jour nous fut octroyée.
Que ma raison chancelle, que je ne marche plus ! Je veux découvrir les amours belles que l'adolescence m'a promises. Je veux encore trembler à l'approche de l'aimé. Je veux sentir mon cœur cogner contre son corset de misère afin que d'un geste, d'un regard, d'un baiser, il me libère de mon indifférence mortifère.
Ma souffrance ne doit pas avoir été vaine. Je ne peux finir dans ce néant de ma conscience où j'ai une fois déjà sombré. Il faut que quelque chose existe qui vaille d'être ranimé. Une force, un élan, la pulsation des secondes de la vie ouïes comme le temps infiniment précieux d'une jouissance incomparable. Je veux être et non l'avoir espéré, attendu, rêvé, désiré dans l'absurdité aride d'une éclipse qui ne se produit pas. Pleurer de bonheur encore, d'une joie reconnaissante à Dieu de m'avoir inventé ce moment de pure gourmandise où la vie se consomme avec l'avidité qu'on déployait enfant en savourant des friandises. Superficialité exquise d'un bonbon acidulé sucé jusqu'à devenir cette feuille de sucre transparente où la langue peut se blesser comme à l'arête effilée d'un morceau de verre brisé. La vie n'est pas faite pour être portée, pesante comme le fardeau sur les épaules rempli de souvenirs dont il faut, pour avancer, se séparer.
Je dépose ici ma peine immense, mon chagrin de n'avoir jamais été bien aimé. De ne pas avoir été désiré. D'un parvenu de l'existence par le caprice hasardeux d'une mère qui s'est décidée à me garder, à la suite d'une étreinte ultime, pour elle seule, phallus ignorant du rôle qu'il m'incombait de jouer. Substitut d'un bonheur ancien, symbole du prestige d'un enfant mort-né dont on conserve la nostalgie pour une éternité. Je lui accorde l'attention, les soins parfaits qu'elle me prodigua pour que je dure aussi longtemps que sa vie à elle ne serait pas terminée. J'ai été jusqu'à présent fidèle à son désir de me garder pour elle. Mais puis-je faire autrement que d'être celui pour qui sa présence, sa constance, son amour d'une dévotion sans bornes me sont plus précieux que le miracle d'une sainte qui croit avoir aperçu Dieu ? Puis-je être un autre que le fils unique qu'elle s'est rêvé ? Cet enfant par elle révéré, blessée de s'être laissée autrefois soudoyée par la tacite promesse d'une mère dont l'amour incertain réclamait, en son cœur, la caution d'une certitude.
Je suis le fruit d'un passé de corruption. Le fruit pourri de mon passé. Nul autre choix que ma lente décomposition pour que de moi renaisse la pureté d'un amour vrai.