MON DERNIER RECIT 7
Aujourd’hui j’ai dû retourner chez ma mère. Je devais l’emmener faire des courses. Finalement elle a préféré que je la dépose à la maison de retraite pour rester un moment avec sa sœur et je suis allé seul à Géant Casino.
Peu après les portes coulissantes s’ouvrant sur la galerie, la pharmacie à droite, immense. Impossible pour moi de résister à l’attrait des dernières nouveautés en matière d’amincissement et de stimulation intellectuelle, angoisse de perdre la mémoire. Je suis comblé : le rayon ne cesse de s’étendre, exposant à la libre curiosité du client une pléthore de compléments alimentaire aux promesses extravagantes. Je reste un long moment fasciné par tous ces produits au prix exorbitant qui assurent, preuves scientifiques à l’appui, minceur expresse et jeunesse éternelle.
Je ne peux m’interdire l’achat de mes « brûleurs de graisse quotidiens », ni celui de mes comprimés effervescents, sans sucre, regorgeant de toutes les vitamines, tous les minéraux et tous les oligo-éléments reconnus pour leurs propriétés régénératrices ou du moins leur innocuité, aux doses conseillées. C’est un achat onéreux et inutile mais néanmoins indispensable pour me donner l’illusion que ma dénutrition est compensée par la prise journalière de ces placébos.
J’évite ces derniers temps de demeurer trop longtemps chez ma mère car les reproches qu’elle m’adresse sur mon alimentation me culpabilisent et je sais, en outre, que me voir maigrir jour après jour, même si j’essaie de cacher ma maigreur sous d’amples sweet-shirts et des survêtements, la peine et lui cause un souci que je souhaiterais lui épargner. Mais il m’est impossible de ne pas lui rendre les services exigibles pour la peine de m’avoir mis au monde et le sacrifice répété de sa vie pour nous élever dans les meilleures conditions, à ses yeux. J’ai cessé de regarder la télévision en première partie de soirée pour ne pas la laisser seule devant une série policière qui ne m’intéresse pas. J’écris. C’est une urgence et une nécessité.
Depuis hier matin, et ce malgré l’augmentation de la dose de cortisone prescrite par ma gastro-entérologue, en raison de la recrudescence des diarrhées consécutives au passage en deçà des trente milligrammes de Solupred, le sang a réapparu. L’immunosuppresseur ne sera pas actif avant la fin du mois, d’après elle. Mon généraliste m’a donc recommandé, aujourd’hui, d’augmenter encore un peu la dose de cortisone.
Mais tout cela est anecdotique pour moi et ne me concerne que dans la mesure où les symptômes de la maladie pourraient risquer en s’aggravant de m’empêcher d’écrire. Du moment que je ne souffre pas physiquement grâce à la corticothérapie, aux antalgiques et aux myorelaxants et que les anxyolitiques, les bêtabloquants, les antidépresseurs, sans guérir une quelconque névrose, me soulagent de mes angoisses, tout est bien ainsi. Ma vie est supportable et l’anorexie me donne une raison de continuer de m’affairer à ne plus être mais sans la violence ou la rapidité d’un suicide médicamenteux. En pleine conscience. Éperdu de lucidité. Dans la découverte crue d’une existence flouée. Inhabitable.
Renaître chaque matin, toujours un peu incrédule malgré tout, en considérant la force de vie qui circule en soi et nous arrache systématiquement à l’oubli nocturne du corps que l’on est. Et puis se retrouver, identique à soi-même, observer le déversement de la mémoire et des pensées s’opérer fidèlement pour nous restituer la singularité de notre existence. Recommencer, comme le barreur à l’arrière de certains bateaux, comme le pilote dans la cabine de son avion, à gouverner ce véhicule, que l’on gouverne depuis l’enfance, en vieux baroudeur qui affronte la difficulté de vivre avec une combative assurance. Refaire les gestes de la veille en espérant le surgissement imprévisible d’un événement inattendu, d’une circonstance neuve susceptible de nous permettre de pénétrer dans l’inconnu.
Mais aujourd’hui est l’exact décalque d’hier et de demain. Alors l’écriture s’ingénie à inventer une aventure. Celle d’un homme né il y a quarante ans pour qui la vie se met à ressembler, avec une accélération inouïe, au pensum infligé pour avoir cru qu’il en pouvait être autrement. Hybris condamné par la fatalité qui brûle les ailes de l’homme voulant approcher un peu trop la source de la lumière incandescente. Vol aux Dieux, d’un mystère, puni par la dévoration incessante des viscères. Malédiction crachée sur le berceau du poète. Tragédie du refus d’une imposture. Amour des plaies béantes contraignant l’âme à la torture, sans fin, de la quête d’un souvenir oublié dans un rêve que l’on ne se rappelle pas avoir fait.
Lecture d’un roman d’Anna Gavalda hier, dans la salle d’attente de mon généraliste, ennuyé, peu près, alors qu’il me fait face assis derrière son bureau, par mon récit du refus du comité médical, de la prorogation de mon congé de longue maladie ; le comité exigeant un réexamen de mon cas qui nécessite de lui fournir de nouvelles pièces justificatives, à même de le convaincre du bien-fondé de ma demande, c'est-à-dire un nouveau certificat médical de sa part à joindre à celui de ma gastro-entérologue. Il est agacé par la réaction, qu’il ne comprend pas, de cette instance décisionnaire qui manifeste des réticences devant la reconnaissance de ce qu’il estime être une évidence : mon état de santé incompatible avec la reprise de mon activité professionnelle. Il me demande, énervé, ce qu’il peut bien faire figurer sur ce énième certificat médical qui n’ait déjà été mentionné. Je lui soumets le dernier certificat médical, rédigé par ma gastro-entérologue, en lui commentant sa réaction indignée que je ne bénéficie pas d’un congé de maladie de longue durée pour une pathologie, diagnostiquée plus de quinze ans auparavant, et dont le traitement par corticothérapie a révélé des effets secondaires pernicieux, entraînant son arrêt progressif et sa substitution par un médicament immunodéprimant. Il approuve en lisant et prend des notes dans l’épais dossier me concernant. « C.N.E.D, épelle-t-il, c’est bien cela ? ». Je confirme, satisfait qu’il partage l’opinion de ma gastro-entérologue qui trouve qu’un poste d’enseignant à distance est tout à fait indiqué dans mon cas. Je le quitte en lui laissant l’attestation médicale de ma spécialiste afin qu’il rédige en ma faveur un plaidoyer incontestable qu’il m’invite à venir récupérer le lendemain.