DERRIERE LA VITRE DU SILENCE II27

Publié le par ANTONIO MANUEL

La lettre en provenance de l’Education Nationale précisant la ville et le lycée où je venais d’être muté fut une très heureuse surprise.
J’allais reprendre les cours en septembre dans le lycée même ou j’avais été élève. C’était tellement inattendu pour moi ! Je me sentais comme un égaré à qui l’on indique enfin le chemin du retour. Je me remémorai, en quelques souvenirs marquants, les trois années passées entre les murs de cet établissement scolaire, très sélectif, alors achevé depuis peu. Elle ne pouvait pas être absente de mes réminiscences. Elle avait grandement contribué à ma détermination de devenir enseignant des lettres. Elle m’avait, en effet,  permis d’accroître par ses conseils de lectures ma connaissance de la littérature et avait encouragé mon inclination naturelle à transcrire sous la forme de textes poétiques mes émois confus d’adolescent.
Professeur agrégée de lettres modernes, elle intensifia et guida ma passion pour l’écriture. Je prenais scrupuleusement les cours qu’elle nous dispensait et jamais il ne me serait venu à l’idée de ne pas faire tout ce qu’elle exigeait de nous. En seconde, je fus jaloux d’une camarade de classe brillante parce que, informée de son mal être à la naissance d’un petit frère, l’enseignante lui parlait longuement en tête à tête et lui suggérait des titres d’ouvrages et des noms d’auteurs pour développer en elle une autonomie culturelle livresque susceptible de la détourner de la dépression qu’elle traversait. Je l’entendis, un jour, lui recommander la lecture du Rivages des Syrtes de JULIEN GRACQ. J’en fus mortifié. Pourquoi bénéficiait-elle d’une telle attention de la part de celle qui affirmait que nous étions l’élite de la société, les parias sublimes qu’on osait chasser de notre salle de classe habituelle, à l’occasion d’une modification exceptionnelle et provisoire dans l’attribution des salles, dont personne n’avait été averti ? Nous errions à sa suite dans les couloirs du lycée à la recherche d’un lieu où exiler notre bannissement social.
Elle était drôle, spirituelle. Elle se moquait de nous sans méchanceté quand nous nous montrions rétifs et prétentieux. Soudain, à la faveur d’une réflexion sur un texte étudié, elle s’engageait dans le récit d’une mésaventure personnelle cocasse. Elle riait avec nous et reprenait l’analyse du texte sans transition.
Je l’aurais défendue corps et âme, elle était mon modèle. J’admirais sa décontraction et son naturel. Aucune autre enseignante d’alors n’aurait osé se présenter à nous dans les tenues négligées qu’elle exhibait parfois avec une parfaite désinvolture. On l’aurait crue à peine sortie du lit. De nombreuses filles la jalousait, car elle était belle, et ne manquaient pas de la critiquer dès que possible.
Ainsi, il circulait sur elle des rumeurs concernant ses mariages en séries et ses nombreux enfants de pères différents. On évoquait aussi à son sujet des tentatives de suicide et des cures de sommeil dans des hôpitaux. Ce sillage de médisances et de jalousie me la rendait encore plus précieuse. Je n’aurais voulu, pour rien au monde, qu’elle mît fin à sa vie.
Durant les cours de latin, que le professeur de lettres classiques nous délivra cinq ou six heures par semaine de la seconde à la première, je ne tolérais pas qu’il nous fît part de son désaveu de la pédagogie appliquée par cette collègue qu’il n’appréciait pas. Et je prenais sa défense avec force. Je n’aurais pas aimé qu’il fût également notre professeur de français : il régnait une effervescence dispersée dans ses cours, une absence de discipline qui étaient responsable de nos très médiocres progrès en latin. Il nous parlait de son apprentissage du chinois pendant ses insomnies mais il ne parvenait pas à passer  ensuite avec aisance de la détente à l’attention. Il finissait par vociférer et nous collait un devoir sur table pour calmer nos bavardages et notre incapacité à nous remettre au travail. Il ne ramassait jamais nos copies en fin d’heure.
Elle, nous donna gratuitement des heures de perfectionnement lors de la préparation de l’épreuve anticipée de français du baccalauréat. Tous les matins de la première semaine des congés scolaires  précédant l’examen, elle invita chez elle, ceux parmi nous qui le désiraient, afin que nous puissions bénéficier d’un enseignement individuel.
Nous fûmes cinq ou six à découvrir son cadre de vie et l’intimité de son intérieur qui lui correspondaient merveilleusement. Je me souviens d’avoir pu aborder ainsi, l’œuvre émouvante, d’un lyrisme retenu, ciselée, du poète HENRI MICHAUX.
J’espérais la retrouver au lycée, comme lorsque j’étais allée la voir, dix ans auparavant, quand je réussis le concours du C.A.P.E.S.
En fait, elle l’avait quitté depuis quelques années, démissionnant pour tenter sa chance à Paris dans l’écriture dramaturgique. Elle avait connu quelques jolis succès régionaux avec la troupe d’étudiants qu’elle avait formés et avec lesquels elle avait créé plusieurs pièces de théâtre.
Mes collègues qui l’avaient connue, me racontèrent diverses anecdotes piquantes à son sujet, visant à la faire tomber du piédestal où je l’avais installée. Peine perdue : elle y resterait. Ils n’avaient plus aucune nouvelle d’elle. Je ne pus en apprendre davantage sur son devenir.
En revanche, je restai incrédule lorsque le proviseur m’accueillit dans l’établissement en m’informant que j’avais hérité du poste de mon ancien professeur de latin. Il avait pris sa retraite et l’inspection académique avait transformé son poste de lettres classique en un poste de lettres modernes. Cela m’avait permis d’obtenir cette mutation. Je regrettai de ne pas pouvoir lui exprimer ce que je pensais désormais de ses cours et lui apprendre combien ils m’avaient handicapé dans mes études universitaires, me contraignant à m’inscrire à des modules de remise à niveau.
Je me sentais parfaitement à l’aise dans cet établissement familier. J’étais très fier de le réintégrer en tant qu’enseignant. Jamais, lorsque je l’avais fréquenté autrefois, je n’aurais imaginé que ma carrière professionnelle m’y ramènerait.
Je mis en pratique, dès la rentrée, l’expérience acquise au collège et mes exigences en matière de discipline, si elles ne perturbèrent pas les élèves des classes de seconde, surprirent beaucoup mes étudiants de première.
Nous avions l’habitude, au collège, que nos élèves se rangent correctement devant le numéro de leur salle de cours ou le long du couloir qui leur permettait d’accéder à la salle. Ce n’était pas en usage au lycée mais j’agis tel que je l’avais fait pendant dix ans, tout naturellement. Ils adoptèrent très rapidement le comportement que j’attendais d’eux sans protester. J’étais fasciné par la différence perçue d’emblée entre le silence qui régnait dans la classe, leur concentration, leur application à prendre des notes et l’indiscipline insupportable et épuisantes des élèves de quatrième et de troisième de mon ancien établissement scolaire. Si bien que quand j’entendais des collègues se plaindre de l’attitude insolente, de la distraction ou du désintérêt de certaines classes, j’étais sidéré.
J’adorai renouer avec le programme du lycée où j’avais effectué, jadis, mon année de stage pratique avec une première G d’adaptation. Je me rendais compte de la chance que j’avais eue d’être muté dans un établissement de cette qualité après avoir vécu l’expérience formatrice, mais très ingrate à la longue et déprimante, de ce collège de l’Aisne dans lequel j’avais été affecté, en raison du caractère déficitaire de l’académie d’Amiens où il se trouvait, et du tout petit nombre de points, par conséquent, nécessaires pour y être nommé à vie.
Je connus dans mon ancien lycée, les années les plus agréables de ma carrière d’enseignant. Ma mémoire me restituait ce que j’avais appris à l’université et dont j’avais besoin désormais pour préparer mes cours. Je vivais enfin de ce que j’avais toujours aimé : la littérature. L’analyse fouillée des textes choisis par les nécessités du programme et mes goûts personnels, ainsi que l’adaptation, au niveau satisfaisant des élèves, de mes connaissances universitaires, me réjouissaient. Je travaillai bientôt sur des auteurs et des périodes de l’histoire littéraire que j’avais réussi à éviter durant toute ma formation. Je les découvrais, ravi de les apprécier et de comprendre les enjeux politiques, historiques, sociaux et littéraires qui sous-tendaient leur apparition dans le siècle à l’évolution de la culture duquel ils appartenaient.
 
 

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N
Bonjour je suis venue continuer " ma lecture ", bonne journée et très amicales pensées
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R
bonsoir .. que d'émotions et de souvenirs dans ta façon d'écrire et de conter ... j'entends la suite avec un grand plaisir . bonne soirée . affectueuses pensée
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A
un commentaire vient d'être posté par Naturaimer. sur l'article DERRIERE LA VITRE DU SILENCE II25, sur votre blog antoniomanuel<br /> <br /> Extrait du commentaire:<br /> Bonjour, je suis revenue car j'aime ces écrits sincères, sensés.Dans les années 90 j'ai acheté 2 livres qui m'ont ému ainsi ! ( 2 parmi d'autres car ma passion de lire est grande.<br /> Amitiés
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J
Bonjour Antonio! J'espère que tu vas un peu mieux et merci pour ces pages d'écrtures qui te demande certainement beaucoup d'énergie,et que tu le fais pour nous qui t'aimons et aussi pour toi bien sur puisque c'est ce qui t'aide à vivre.Prend soin de toi nous on peut attendre.Je t'embrasse avec toute mon affection Jeannette
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