DERRIERE LA VITRE DU SILENCE 20
Mon ami vient-il de me signifier, au téléphone, la fin de notre relation ?
Après tout ne lui avais-je pas moi-même conseillé de me quitter s’il estimait que j’étais une source, pour lui, de tourments plutôt que de joie ?
Je l’ai laissé parler. Je sentais qu’il en avait besoin. Il me reprocha, pour la troisième fois depuis le week-end suivant la Saint-Valentin, c'est-à-dire depuis précisément dix jours, ma décision, le matin même, de ne plus me rendre avec lui au restaurant, ni pour dîner, ni pour déjeuner, ce samedi choisi, en raison des impératifs de son emploi du temps, pour célébrer ensemble cette fête des amoureux.
Il m’avoua, ce que je n’étais pas déjà sans savoir, je ne suis ni stupide, ni insensible, la peine que lui causa mon refus, s’attarda sur ses sentiments, ses émotions, incriminant ma maladie et son cortège de troubles divers tels que la boulimie et l’anorexie qui ce jour là m’interdît de partager avec lui ma satisfaction de l’avoir rencontré…Il me reprocha, dans la foulée, la crise de boulimie avec régurgitation, que je me repentis aussitôt de lui avoir révélée, de la veille au soir, après son départ, à treize heures, le dimanche précédant la rentrée des vacances scolaires d’hiver. Il conclut qu’il avait besoin de temps pour « digérer » tout cela. J’ignore s’il attendait un quelconque commentaire de ma part. Je ne le pense pas. Je lui répondis que je lui laissais le temps nécessaire. Et ce fut tout.
La veille, il y avait eu exactement dix mois qu’il me rejoignait, tous les week-ends, dans mon studio.
Je savais que mon état de santé était une plaie qui gangrenait notre relation. J’avais cessé de lui parler de mes accès d’hyperphagie depuis longtemps déjà, ayant lu, sur un site consacré à ce trouble du comportement alimentaire, qu’il valait mieux ne pas en informer l’entourage. Je ne pouvais malheureusement pas lui dissimuler ma chute de poids vertigineuse : avoir perdu vingt kilos se voit nécessairement…
En fait, il était difficile de faire abstraction, en sa présence et durant tout le week-end, de l’alimentation car lui-même contrôlait strictement ce qu’il mangeait. Lorsque nous faisions les courses, il vérifiait scrupuleusement la composition des aliments qu’il achetait. Il comparait longuement la déclinaison, sous différentes marques, d’un même produit afin de trouver celui qui lui conviendrait, en fonction de sa teneur en lipides et en protides. Il avait été obèse, par le passé, et supportait assez mal les stigmates que cette maladie avait laissés sur son corps. Il évoquait souvent l’éventualité d’une opération de chirurgie esthétique pour les effacer. Moi, ces marques ne me gênaient en aucune façon. Pour l’heure, il souhaitait perdre encore quelques kilos, en plus du nombre impressionnant de ceux dont il s’était délesté avant notre rencontre.
Je pensais que quelqu’un qui avait lui-même connu des troubles du comportement alimentaire, d’une sévérité telle qu’ils l’avaient conduit à l’obésité morbide puis à l’anorexie mentale, saurait se montrer compréhensif à mon égard. Mais il est difficile de voir en l’autre le reflet de celui que l’on fut ou que l’on ne cesse pas, dans le fond, d’être… Il souhaitait atteindre, en effet, le poids exact qu’il faisait, selon ce qu’il m’avait rapporté, lorsqu’il était tombé malade en raison de sa sous-alimentation.
Pourquoi ne s’était-il pas ouvert à moi de tout cela le week-end précédent ? Pour quel motif, me critiquait-il ainsi soudainement au téléphone ? Il est vrai que cette fin de semaine, du vendredi soir au dimanche midi, avait été semblable à toutes les autres ou presque. Cela faisait plusieurs mois que nous n’avions plus de relations sexuelles. Il s’en était plaint une nouvelle fois : cela devenait un leitmotiv de sa conversation. Je comprenais que ne pas se sentir désiré puisse l’affecter vraiment. Mais qu’y pouvais-je bien faire ? Chaque fois que j’avais abordé le problème devant ma psychothérapeute, elle s’était plus ou moins défilée. Quand j’avais, agacé, insisté, elle m’avait dirigé vers un psychothérapeute, spécialiste en sexologie. Le jour où, perturbé par les réflexions récurrentes de mon ami à ce sujet, je décidai de prendre rendez-vous, j’échouai dans mes tentatives pour le contacter. Il n’était pas joignable et aucun répondeur ne se déclenchait après les nombreuses sonneries de son téléphone fantomatique. Ma psychanalyste m’expliqua qu’il venait juste de quitter son cabinet. Je me dis qu’un autre sexologue avait bien dû prendre le relais et que je m’en informerais.
Troublé par mon absence de désir sexuel, je consultai quelques sites internet érotiques pour m’assurer que rien ne parvenait effectivement à m’exciter. Ces derniers temps, l’évolution de ma maladie, l’anorexie, l’anémie, mon ostéoporose, on ne pouvait pas dire que les conditions avaient été optimales pour susciter chez moi une frénésie sexuelle… je découvris avec stupeur que ma capacité à avoir une érection n’était pas en cause, pas plus que l’âge, l’anorexie ou les médicaments.
Mon ami et moi, partagions un amour indubitable. Alors comment rendre compte de ce manque de désir entre nous ? Il ne m’était pas imputable à moi seul. Si nous nourrissions l’un envers l’autre une grande tendresse, une affection sincère, Eros n’était pas plus présent chez lui que chez moi ! Ce constat du manque de désir qu’il témoignait, en tout cas à mon égard, m’avait frappé dès la première étreinte. Mais parce qu’il m’avait dit être uniquement passif, bien que je réprouve ces classifications réductrices, transformant l’acte amoureux en quelques gestes mécaniques, j’avais mis cela sur le compte de sa passivité. Après tout je n’avais pas une expérience sexuelle exhaustive et je n’avais jamais considéré ceux qui m’avaient accompagné, plus ou moins longuement, sur mon chemin de vie, comme des objets sexuels, jouant un rôle actif ou passif dans notre relation. D’ailleurs, les hommes qui commençaient par se définir de la sorte, je les avais toujours évités. L’amour, même d’un soir, ne pouvait se résumer à ce scénario rudimentaire qui singeait la relation hétérosexuelle. J’en attendais tout autre chose, heureusement. Et je ne restreignais pas sa dimension à un ébat corporel.
Aussi, lorsque le désir pour mon ami m’avait-il fait défaut, avais-je pensé n’en être pas entièrement responsable. J’avais attendu, au début, qu’il m’expliquât son mode de fonctionnement amoureux. Et puis, les baisers, la tendresse, les mots avaient comblé ce manque de part et d’autre et j’avais fini par m’habituer à cette relation qui correspondait si bien à la définition que ma psychanalyste donnait à ce qu’elle nommait AGAPE : le sentiment amoureux le plus élevé sur son échelle affective.