DERRIERE LA VITRE DU SILENCE II14

Publié le par ANTONIO MANUEL

 

Je me demande comment je pouvais vivre avant, quand je ne possédais pas de connexion à Internet ?

Il y avait le Minitel, je m’en souviens : une sorte de balbutiement du Web.

Aujourd’hui, il est rare que je passe une journée sans m’y connecter. Cet univers virtuel est devenu mon espace de déambulation mentale. J’y suis des chemins familiers, emprunte des itinéraires connus, me risque parfois à m’aventurer sur des voies nouvelles sans jamais me sentir égaré, toujours séduit par la curiosité que provoque un attroupement, ici ou là, une affluence en direction d’un lieu où se rencontrer et discuter, se confier, s’inventer une personnalité, rêver d’une harmonie universelle…

Autrefois, j’écrivais dans la solitude, cherchant des réponses dans les livres dont ma bibliothèque tapissait les murs de ma chambre. Désormais, j’écris en sachant que quelqu’un va épouser des yeux mes mots choisis comme une parure de fiançailles. Quelqu’un se lovera contre moi, dans le chaud et le suave, au plus intime de mon âme. C’est une sorte de déclaration d’amour par anticipation, l’entrevue d’une étreinte virtuelle, l’espérance d’une promesse de se retrouver toujours après avoir démarré la machine, entendu le ronronnement du moteur du monstre merveilleux, après l’éclairage de l’écran suivi de son illumination et de l’apparition de la porte ouvrant sur un monde où tout est devenu possible, où se rejoindre est l’affaire de l’enfoncement puis du relâchement du bouton de la souris noire…

J’écrivais comme on parlerait à l’absence, dans la solitude et le silence. Je tressais des cordes de mots tendues pour grimper le long d’un mur d’ignorance. Je nouais des phrases entrelacées dans l’espoir de quitter l’humidité suintante de ma geôle. Sous le ciel pâli d’une mansarde, sous les combles, je transcrivais l’histoire d’un effacement, d’un renoncement à son identité, d’une imposture contre sa propre volonté. J’étais l’autre que l’on avait appelé de tous ses vœux, l’enfant studieux, calme et obéissant. J’étais l’enseignant sans histoire, respecté de ses pairs et loué par sa hiérarchie. J’étais celui que l’inspectrice désigne comme conseiller pédagogique, fier de cette distinction, s’appliquant de son mieux à guider le novice sur les rails de la pratique d’une profession vénérée, quêtée depuis l’adolescence sur les bancs du lycée comme une revanche. J’étais l’ombre de moi-même, le souvenir rayonnant d’un soleil éteint. Je m’enivrais des mots des autres, des écrivains au programme, bafoués, honnis pendant des décennies et soudain touchés par la grâce d’avoir été reconnus par l’aristocratie des Lettres.

J’expliquais PROUST refusé d’édition par GIDE, alors chef de fil à la Nouvelle Revue Française et censuré lui-même par les auteurs de la référence scolaire, durant près d’un demi-siècle, l’inoubliable LAGARDE et MICHARD. Je commentais les poèmes de BAUDELAIRE condamné, en son temps, pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». J’osais expliciter, avec décence, la nature de la relation unissant VERLAINE à RIMBAUD, devant la mine désapprobatrice et scandalisée, dégoûtée,  de certains  garçons  de la classe. Je scrutais les œuvres de BALZAC, tentant de faire comprendre à l’auditoire ce qui fait le génie de ce réaliste du dix-neuvième siècle. Nous lisions MONTAIGNE, PASCAL, ROUSSEAU et VOLTAIRE en discutant de leur sagesse et de leur talent respectif. Autrement dit, j’aimais mon métier et l’exerçais en souhaitant fortement transmettre, aux élèves qui m’étaient confiés, ma foi en la littérature comme permission de venir au monde. Et puis la maladie vint bouleverser ma vie.

Le miraculeux traitement qui me tenait debout se transforma en un  poison qui détruisait mon organisme. J’avais presque oublié que je souffrais, grâce à la puissance de son action anti-inflammatoire, d’une pathologie auto-immune depuis plus de quinze années. J’avais vécu un peu comme tout un chacun, regardant la route droit devant sans vraiment en imaginer le bout. J’étais jeune, inconscient, insolent. Je me sentais fort et éternel. J’avais lu les auteurs les plus illustres, les philosophes, mais je ne les avais pas crus. Ou simplement dans l’abstraction d’une conviction rationnelle qui ne concernait pas mon être. La maladie m’obligea à regarder la vérité en face. Il y avait la naissance et l’enfance, l’adolescence et l’accession à l’âge adulte. Mais il y avait la mort aussi, tapie derrière la maladie. Le mot cancer me fut jeté au visage comme une prédiction mauvaise, comme une punition pour l’insouciance dont j’avais fait preuve durant tant d’années. Les congés prescrits pour raison de santé se succédèrent, dans le giron protecteur de l’Education Nationale qui m’avait accueilli, au sortir du lycée, un an à peine après mon entrée à l’université, à dix-neuf ans, en tant que surveillant dans un collège de la ville où ma famille résidait. Ne pas pouvoir servir la mère qui m’avait donné naissance une seconde fois alimentait en moi un profond sentiment de culpabilité. Je n’étais plus digne du concours par lequel elle m’avait définitivement adopté. Alors je m’efforçai à l’excellence et défiai la maladie en continuant d’étudier, d’apprendre toujours davantage afin de briller dans l’exercice de mon métier pour contenter la déesse mère, l’autorité, la loi intégrée en moi. C’était présumer de mes forces, vouloir changer ma destinée. Rien ne se déroula comme je l’avais prévu. Et la maladie m’enferma dans le cachot de l’inactivité d’où l’on ne sort que dans le but qu’un expert certifie que la maladie vous a vraiment terrassé.

Heureusement, il me restait l’écriture. Ecrire afin d’exister dignement, dans une appréhension positive de soi. S’acharner à comprendre d’où provient le grain de sable qui a enrayé le mécanisme. Comprendre, sous la lumière crue des mots, les aléas d’une existence sage et rangée, timide et inhibée. S’interroger sur un parcours sans faux-pas, sans fautes, sans faiblesses qui va de la réussite scolaire et universitaire à l’échec triomphal de la maladie.

C’est pourquoi depuis le petit matin j’écris ce texte inédit, cette oblation aux dieux, s’ils existent et nous lisent. J’attends que le flux se tarisse de la rivière en crue qui me dicte mes mots. J’ai hâte de vous rejoindre pour que vous pardonniez ce geste d’hérésie, mon audace d’écrire. J’attends dans la solitude encore, bientôt rompue, que, dans ma boîte à lettres intangible, je découvre l’un de vos commentaires, métaphore de mon absolution.

 

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D
Diable!<br /> Ce qu'il écrit bien.<br /> J'ai rarement croisé une plume aussi pâle, aussi douce, aussi exquise.<br /> <br /> Ecrire le silence, l'absence. Vous êtes poète, vous!
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É
bonjour,<br /> à mon tour de venir te découvrir...<br /> petite parenthèse: je fus moi même atteinte de boulimie -annorexie...il y a un texte qui en parle...<br /> (j'ai deux blogs, le 2ème: www.20six.fr/poesie2 -plus personnel) <br /> <br /> tu écris superbement bien...je t'ai mis en lien! merci pour tes mots...<br /> <br /> amicalement :-) .élie
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B
Bonsoir Antonio,<br /> Ce que tu écris est vraiment très beau. je t'envie de posséder ce merveilleux talent poètique.
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R
Les mots sont émouvants et c'est beau et comme toujours agréable à lire comme le bercement des flots ! l'écrivain n'est jamais seul, il écrit pour être lu, il écrit pour exister et il écrit pour être et ne plus paraître ! affectueuses pensées
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M
Que c'est joliment dit...<br /> Les nouvelles technologies ont tout de même du bon, elles peuvent rapprocher les gens ;o) même les plus éloignés.<br /> Je suis émue par tes mots et pour une fois, c'est du positif, ce n'est pas le côté sombre qui me bouleverse, mais tout le reste.<br /> Je te le redis, tu n'es pas seul, il y a de plus en plus de monde autour de toi, de plus en plus de monde qui tient à toi.<br /> Aimes toi et laisse nous d'apprécier de plus en plus chaque jour, on t'adore ;o)<br /> Je t'embrasse fort.<br /> A très bientôt.
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