DERRIERE LA VITRE DU SILENCE 33
Dans le chapitre 13 du Livre III, MONTAIGNE nous assure que la « Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. » La sagesse du philosophe humaniste qui consiste à observer les lois de notre Mère Nature afin de se préserver des dévoiements, des excès de toutes sortes, si elle paraît séduisante et fut assez heureuse pour lui qui mourut à presque soixante ans, ce qui pour le XVIè siècle est un âge avancé, n’est pas sans poser certaines questions. En effet, si j’applique cet hédonisme à mon cas particulier, je suis obligé de constater que la nature me guidait vers la mort il y a quinze ans…Il est clair que si je m’étais contenté de vivre sainement, en respectant des règles de vie directement inspirées par la nature, je ne serais plus de ce monde depuis longtemps. Comme me l’avait clairement dit un généraliste consulté lors d’une poussée de recto-colite hémorragique, sans la cortisone, je mourrais rapidement. Je me demande d’ailleurs pourquoi je persiste à me rendre chez des homéopathes et à prendre une dose de granules différente chaque matin ? A fortiori quand ma psychanalyste, dont le mari est homéopathe et qui soignait elle-même par homéopathie du temps où elle était encore généraliste, me déclare que l’homéopathie est inefficace lorsque l’on prend de la cortisone…L’acuponcteur homéopathe, consulté avant que je ne prenne rendez-vous chez l’auriculothérapeute, m’avait pour sa part déclaré que c’était l’acuponcture qui demeurait sans effet associée à un traitement par corticoïdes mais il m’avait prescrit, sans que cela semblât lui causer un quelconque cas de conscience, force remèdes et teintures-mères. Il y a bien plus d’un mois que je suis sa prescription mais comment pourrais-je apprécier les bienfaits d’une médecine quelle qu’elle soit si seule la cortisone est à même de modifier mon état de santé selon que j’en augmente ou diminue la posologie ? Nature est un doux guide, sans doute, pour ceux qui ne sont la proie d’aucune pathologie sérieuse. Il faut nuancer également les propos du philosophe car au XVIè siècle la médecine était dans les limbes et, MOLIERE le maintenait encore un siècle plus tard dans sa comédie intitulée Le malade imaginaire, il fallait s’estimer heureux quand les traitements imposés par les praticiens de l’époque ne vous expédiaient pas dans l’autre monde avant l’heure mais se bornaient à n’être d’aucune utilité !
La leçon de vie de MONTAIGNE rend la nature bien injuste et cruelle puisqu’elle m’a programmé une mort anticipée…Heureusement que l’homme ne peut s’empêcher de jouer les Prométhée volant le secret du feu aux Dieux pour que les hommes puissent jouir de sa protection, de sa chaleur et de sa lumière en toute indépendance. D’être entrés en conflit avec la nature, quelle sanction nous est-elle imposée ? Prométhée pour avoir défié Zeus fut condamné à vivre enchaîné sur le mont Caucase et à subir chaque jour la dévoration de son foie par un aigle. Les effets secondaires des médicaments, parfois fatals à long terme, sont-ils la punition que la nature nous envoie pour avoir voulu pallier ses insuffisances, remédier à ses défaillances ? A vouloir dépasser notre condition d’homme soumis aux lois de la nature qui régissent le monde entier des vivants, nous commettons l’hybris irréparable, fruit de notre orgueil et notre démesure. Les troubles indésirables multiples résultant de la prise d’un médicament qui symbolise notre volonté de nous soustraire au verdict de la nature qui a décrété notre fin prochaine et a déjà tout mis en œuvre pour qu’il en soit ainsi, sont l’éboulement de notre tour de Babel : Dieu se venge de notre superbe. Si nous savions écouter, nous entendrions son rire énorme, ironique, songeant que notre tentative, vaine, de nous substituer à lui n’a pour effet que l’ajournement de sa sentence. Ainsi, la cortisone me maintient-elle en vie au prix d’une dizaine d’effets non souhaités dont certains tels que l’ostéoporose, le tassement vertébral, le diabète, le glaucome et surtout l’insuffisance surrénale aiguë sont graves et susceptibles, comme l’insuffisance surrénale aiguë, d’entraîner à plus ou moins longue échéance la mort simplement différée par la cortisone pourtant prescrite pour parer à semblable extrémité. Même constat d’une vanité condamnée si je prends en considération les promesses du nouveau traitement prévu. Mon généraliste ne manifeste pas sa désapprobation sans raison quand on voit le tableau des effets indésirables allant des affections hématologiques et du système lymphatique aux atteintes hépatobiliaires, en passant par l’insuffisance cardiaque, les tumeurs malignes et les troubles lymphoprolifératifs, des infections, l’immunogénicité, et tout un éventail d’affections diverses, du système immunitaire, du système nerveux,respiratoires,etc…Mieux vaut faire l’autruche et ignorer les risques encourus. De toute façon, ai-je le choix ?
La psychanalyse ne m’a rien appris sur la mort. Elle m’a juste permis d’intégrer l’idée que ceux que l’on a aimés et qui nous ont quittés restent en nous pour l’éternité. J’ai compris cela à la mort de mon père tandis que je pleurais dans le cabinet de la psychanalyste, lui demandant de me dire où il s’en était allé. Elle m’a tout simplement répondu : « Il est en vous ». Ma douleur s’est soudain apaisée. Elle avait raison : je le sentais en moi présent plus que jamais il ne l’avait été. J’étais devenu le réceptacle de sa mémoire. Mon corps était son mausolée, plus exactement son cénotaphe, c’est-à-dire un espace sacré voué à honorer son nom mais ne contenant de lui que le souvenir que j’en avais conservé. Son corps était ailleurs et ce n’était pas mon affaire. Ce qui m’importait, c’était le devenir de celui qu’il avait été pour moi. Les souvenirs affluaient en moi, de mon père, des milliers d’images enregistrées à mon insu et qui le représentaient depuis qu’enfant j’étais parvenu à l’identifier. Il est essentiel de comprendre que nous sommes les gardiens de la mémoire de ceux que nous avons aimés. Comprendre que, sans nous, ils sont vraiment morts et que c’est à l’instant même où l’on commence à les oublier que la mort advient véritablement, parachevant son œuvre de fossoyeuse.
La mort d’ELIE KAKOU, le célèbre comique tunisien, le 10 juin 1999, à l’âge de 39 ans, m’a beaucoup touché. J’aimais ses spectacles car son humour trouvait un écho en moi. Alors lorsqu’il est mort, quelque temps après un passage dans une émission télévisée où il était apparu curieusement taciturne, sombre même, je ne restai pas indifférent. Mon frère, à l’occasion de Noël ou de l’anniversaire de ma mère, lui offrit le coffret contenant les D.V.D de tous ses spectacles car elle aussi, comme beaucoup d’entre nous, d’où son succès, appréciait la forme d’humour qu’il pratiquait. Actuellement, il rediffuse sur Paris Première l’un d’entre eux. Nous l’avons regardé ensemble, ma mère et moi, bien que nous les connaissions tous quasiment par cœur. Le voir jouer sur scène comme s’il était encore en vie, plus justement lorsqu’il était encore en vie car c’est ainsi que l’enregistrement du spectacle nous le montre : vivant, m’émeut toujours. Le paradoxe de cette vie fauchée qui exulte néanmoins sur scène génère un sentiment mélancolique, le regret nostalgique du temps où il était en vie, telle qu’il apparaît durant ce spectacle enregistré. La même émotion m’étreignait, après le décès brutal de GREGORY LEMARSHAL, en regardant le spectacle qu’il donna à l’Olympia en 2006. Il était là, debout dans la fierté et le bonheur d’exister et de pouvoir prouver, d’une certaine façon, sa vitalité par le don de cette voix rare et précieuse, si fragile et tellement juste…Cette même émotion qui me saisit quand je vois ou entends chanter FREDDIE MERCURY, en particulier dans son interprétation magistrale de la très belle chanson qu’il a écrite alors qu’il se savait contaminé par le virus du S.I.D.A. et donc en sursis : « Show must go on ». La technologie parvient à vaincre la mort. Mais elle n’y parvient que parce qu’elle est au service de l’art. Ce dernier éternise la vie dans son expression la plus sublimée, dans le sens où il en donne à voir l’essence pure, la quintessence. MALLARME a sauvegardé du naufrage dans l’oubli de la mort les artistes qu’il jugeait dignes d’accéder à une existence post-mortem. Il l’a fait grâce à la création de textes, louant leurs qualités, intitulés « Tombeaux ». Quel plus bel hommage rendu à l’art par l’art d’un écrivain dont le génie n’est plus à discuter ? Ainsi la mort s’efface-t-elle devant les « tombeaux » de GAUTIER, POE, BAUDELAIRE ou VERLAINE. Il a d’ailleurs écrit dans les « Quelques médaillons et portraits en pied » du recueil Divagations que « La divine transposition, pour l’accomplissement de quoi existe l’homme, va du fait à l’idéal ». Idéal que fixe la mort une fois pour toutes lorsque l’art transfigure la vie passée en une promesse d’éternité. Notre mémoire, sur le plan individuel, réalise ce même devoir de sauvegarde des traits de l’être que l’on a tant chéri de leur décomposition, autrement inévitable. Les souvenirs conservent au visage sa mobilité expressive. Comme le texte poétique, ils illustrent le nom du défunt en redessinant sa physionomie familière à l’aide d’images et de mots. La beauté est la caution que l’art accorde à la vie de traverser le temps bien au-delà du siècle. Je nourris le secret espoir que l’écriture saura préserver du néant la mémoire de mon père, de ma grand-mère et de tous ceux-là qui me sont chers/chair. MANET n’a-t-il pas affirmé : « La vérité est que l’art doit-être l’écriture de la vie » ? Ecrire est le geste sacré qui pérennise la vie dans son exubérance et son indigence.