DERRIERE LA VITRE DU SILENCE 6

Publié le par ANTONIO MANUEL

Je me rends compte que je dois veiller à ne pas laisser l’écriture m’enfermer dans un ressassement morbide. Je dois préserver sa dimension herméneutique, sa capacité de donner un sens à ce qui peut m’en sembler de prime abord dépourvu. C’est la fonction heuristique de l’écriture qui importe, son pouvoir de dévoilement. Il a toujours été pour moi la force attractive de la chose écrite, la raison qui me poussait à lire jusque tard dans la nuit, durant mes années universitaires, les livres hors-programme que mon appétit gargantuesque de savoir m’incitait à dévorer d’une traite. En lisant, en écrivant, j’espérais découvrir ces mots là qui me révéleraient le mystère d’exister. Ils se trouvaient formuler quelque part, il m’incombait de les dénicher au hasard d’un roman ou en me frottant directement à l’ingrate activité d’écrire. Ingrate car nos premiers mots sont empreints de maladresse, exhibant bien plus nos carences que ne creusant un filon de signifiances. Mais pour rien au monde je ne me serais résigné à accepter que la réalité ne fût que ce que mes sens en percevaient. Symboliste à ma façon, je guettais les signaux d’une réalité suprême. La vie ne pouvait se réduire à ces déboires sentimentaux, à ce harcèlement perpétuel du désir jamais repu toujours quêtant l’étreinte qui m’enfanterait. L’Autre m’intriguait sans trêve. Je voulais connaître l’énigme de son altérité. J’ai bien conscience qu’autrui n’était qu’un prétexte pour m’avancer plus avant dans la connaissance de ma propre identité. La souffrance était essentiellement affective et morale. La douleur physique n’avait pas encore fait entendre son mugissement d’animal blessé. La bête en moi s’entêtait à faire l’ange et le temps ourdissait le piège où lui faire rendre l’âme. J’eus la chance d’achever mes études avant que ne se manifeste ma première poussée de recto-colite hémorragique. Je me sentais un peu floué, désenchanté par la littérature, au quotidien malhabile, le corps totalement ignoré dans ses besoins élémentaires. Me nourrir, me laver, me vêtir me paraissaient être les seuls soins qu’il nécessitait. Je fumais plus de deux paquets de cigarettes par jour et sentais un essoufflement en gravissant des escaliers ou en montant un raidillon. J’avais vingt-cinq ans et la colite spasmodique dont je souffrais depuis toujours devint subitement cette maladie au nom jusqu’alors inconnu et aux symptômes gravissimes. Fulgurance de la première crise, les viscères traversées de douleurs, une sensation de brûlure omniprésente dans l’abdomen. Et ce sang soudain jailli de soi semblable au souvenir de la première menstruation de ma sœur adolescente. Un bouleversement véritable vécu dans l’angoisse et l’urgence de l’identification du syndrome par le spécialiste et de la parade la plus adéquate : en l’occurrence la corticothérapie à haute dose, le gastro-entérologue redoutant une perforation de la muqueuse tant elle était ulcérée. Dans ce renversement des certitudes, des habitudes de penser le rapport à son propre corps et contraint de concéder une place à la maladie, toute préoccupation littéraire apparaît incongrue. La pratique de l’écriture avait pris fin en même temps que s’achevait mon cursus universitaire. Je me pris d’intérêt pour la médecine alternative, l’homéopathie, l’acuponcture et m’interrogeai sur le rôle de l’alimentation dans le rétablissement d’un corps sain et dans le maintien de son équilibre physiologique. Je m’ouvris à la pratique du sport et choisis la sagesse ancestrale du yoga pour accompagner l’exploration de la part d’obscurité en moi que le gastro-entérologue m’avait indiquée comme utile dans l’apprentissage de l’acceptation d’être malade à vie. Je jugeais que le yoga et la psychanalyse étaient complémentaires, l’un prenant le corps en charge et l’autre se préoccupant du mental. C’est alors que l’écriture réapparut sous la forme de poèmes destinés à ma thérapeute, des textes à la manière surréaliste dans le but de déjouer la censure qui muselait trop souvent ma parole.

 

La nuit est à son acmé. La faim encore, têtue. Je n’ai pris qu’un seul repas aujourd’hui. Les mêmes causes engendrent les mêmes effets : la boulimie, vomir, s’abstenir de s’alimenter, se sentir affamé. Quelle pitié que cet algorithme, cet enchaînement nécessaire d’actions involontaires, vaines et répétitives ! J’écris mais je peux m’interrompre à tout moment et céder au caprice de la faim. Je suis comme en sursis, le sommeil seul me sauvera de l’envie de me goinfrer sans autre projet que satisfaire cette compulsion primitive. Fragile équilibre entre le besoin de me nourrir et le basculement dans l’excès. Contradiction apparente de ces atermoiements dérisoires et de l’échéance prochaine des résultats des biopsies. Pourtant à cette heure de l’après-minuit la mort et la faim sont sur un pied d’égalité. Ecrire le mot « mort » ne me semble pas plus grave que décrire les affres de la faim. Sans doute parce que je ne souffre plus et que l’absence de ce symptôme majeur relègue la maladie au rang d’épreuve dépassée et renvoie donc l’idée même de la mort dans un futur lointain.

 
C’est étrange : je me sens fatigué, loin de la surexcitation habituelle produite par la cortisone. Une semaine pile s’est écoulée depuis ma coloscopie et la prescription de la corticothérapie. Sept jours d’une intense activité de réflexion et d’écriture. Je n’ai plus rien lu après le livre de CHRISTIANE SINGER. J’avais besoin de temps pour le digérer. Le récit de son expérience est derrière moi désormais, la distance atténuant l’impact de ce témoignage lumineux mais dérangeant ou peut-être dérangeant parce que lumineux justement, parce que décrire la venue de la mort avec cette confiance et cet enthousiasme inouï à l’idée de franchir la nouvelle étape qu’elle représente malmène nos représentations traditionnelles. Quoiqu’il en soit, la mort me demeure étrangère, impensable et abstraite. Pourtant le silence de la nuit favorise la méditation que réclame son appréhension par l’intellect. Je crois qu’il est inutile de vouloir penser la mort car comme l’écrit MONTAIGNE notre devoir est de « vivre à propos » : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; (…). Nous sommes de grands fous : « Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n’ai rien fait aujourd’hui. - Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. » Bonheur de l’humaine sagesse de MONTAIGNE, de cette philosophie de longue haleine mais si réconfortante, si indulgente et généreuse qu’on aimerait pouvoir le remercier de l’extrême tendresse de son accolade.

 

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Bonjour, ton histoire et ta façon d'écrire me touchent parce qu'elles m'interrogent sur ma propre vie et m'aident à comprendre l'être aimé ; aimer et désirer : aimer pour désirer, désirer être aimé, désir d'aimer avec un autre sens du désir ! chaque jour, venir de te lire est devenu essentiel à mon chemin de vie à deux pour comprendre et aimer ! merci à toi pour ces beaux moments d'écriture et d'autofiction et à bientôt de lire un prochain article.
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